Malgré l’immédiateté
des qualia, il ne faut pas perdre de vu qu’elles résultent d’au
moins une traduction : celle du stimulus physique en fréquences
de potentiels d’action. En effet, l'onde électromagnétique
de 700 nm de longueur d'onde, pour acquérir le qualium "rouge", doit d’abord
subir une transduction par les
cellules photoréceptrice de la rétine. Et c’est
le train de potentiels d’action dans des voies particulières menant
aux cortex visuel qui est la cause proximale, si l’on peut dire, des qualia.
Certains auteurs parlent même d’une seconde
traduction qui convertit ces impulsions codées en qualia. Mais déjà
ici on rentre dans la controverse, puisque cette affirmation découle d’une
certaine
conception philosophique des qualia.
Un
autre présupposé philosophique, matérialiste
ici, établit une équivalence entre un qualium et
un état physico-chimque particulier du cerveau, un peu comme la chaleur
correspond à l’énergie cinétique moléculaire
ou la lumière visible à certaines radiations électromagnétiques.
Certains, comme le philosophe Daniel
Dennett, tentent même de nous convaincre que ce qu’on nomme
les qualia, au fond, ça n’existent tout simplement pas. Car s’il
est difficile de nier l’existence de quelque chose de très général
comme « l’expérience subjective », le terme qualia, plus
précis et issu du jargon des philosophes, prête davantage le flanc
à la critique.
Une boutade comme celle du philosophe
Ned
Block reprenant pour les qualia la définition du jazz
attribuée à Louis Armstrong, à savoir que « si vous
avez à le demander, vous ne saurez jamais ce que c’est » ("If
you got to ask, you ain't never gonna get to know.", en anglais) laisse sur leur
faim des philosophes comme Dennett. Ce dernier est par exemple convaincu que les
qualia n’auront dans le futur pas plus de valeur que le principe de «
l’élan vital », très populaire avant que l’on
comprennent les mécanismes moléculaires de la vie, mais tombé
aujourd’hui en désuétude.
QU'EST-CE QUE LA CONSCIENCE?
Pour plusieurs raisons,
la
conscience humaine est très difficile à définir. Elle
pose en particulier à la science un problème différent dans
sa nature de l’explication de phénomènes physiques comme la
chute des corps, la photosynthèse ou la fusion nucléaire. Cette
différence, on l’a caractérisée de différentes
façons par plusieurs dichotomies.
On
a insisté sur sa nature privée, accessible seulement du
point de vue du sujet conscient, alors que les phénomènes
physiques sont accessibles à tous.
On
a noté son caractère ineffable, c’est-à-dire
qu’on ne pouvait en rendre compte convenablement dans les termes du langage,
contrairement aux propriétés des phénomènes physiques
qui peuvent être exprimés avec précision en terme de masse
ou de température.
Dans un article
de 1974 intitulé « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris
? » ("What is it Like to Be a Bat?", en anglais), le philosophe Thomas
Nagel, a voulu mettre en évidence ces propriétés
subjectives de l’expérience consciente humaine.
Pour ce faire, il choisit d’imaginer
le point de vue subjectif d’un animal au spectre sensoriel très différent
du nôtre : la chauve-souris. Cet animal s’oriente en effet dans l’espace
par écholocation. Cela signifie qu’elle émet des cris à
très haute fréquence et utilise l’écho renvoyé
par les obstacles ou les proies pour les localiser.
L’idée
de Nagel était de montrer que comme les humains sont incapables d’écholocation,
ils ne pourront jamais ressentir subjectivement « l’effet que cela
fait » de s’orienter ainsi. Les chauves-souris ne perçoivent
peut-être pas l’écholocation comme des sons, mais directement
comme des objets perçus (un peu comme la vision ne nous fait pas percevoir
des ondes électromagnétiques mais des objets lumineux), mais ça,
nous ne le saurons jamais…
Et c’est exactement
ce que l’on veut dire par le côté subjectif de l’expérience
consciente comparé à son côté objectif qui correspond
ici à la physique acoustique de l’écholocation. Une physique
acoustique qui peut, contrairement à son aspect subjectif, être décrit
et compris par nous. Nagel en conclut que la science nous a appris beaucoup de
choses sur le fonctionnement du cerveau de la chauve-souris, mais pas «
ce que cela fait » d’être une chauve-souris…
Cet
aspect subjectif de « ce que cela fait » d’avoir tel ou tel
état conscient, on le nomme aussi l’aspect phénoménologique
de la conscience. On parle également de «qualia»
(le pluriel de «qualium» ou «quale») pour désigner
plus spécifiquement toutes les impressions directes que nous avons des
choses.
Les qualia sont l’aspect expérienciel
immédiat des sensations, ce que l’on peut maladroitement traduire
par «la rougeur particulière du rouge d’une pomme», le
«mordant d’une morsure» ou la «froideur de la glace».
Certains étendent même le concept de qualia à nos désirs
et nos pensées les plus élémentaires.
La littérature philosophique
regorge « d’expériences de pensée » pour tenter
de saisir l’essence des qualia. L’une des plus célèbre
fut proposée par le philosophe Frank Jackson en 1982.
Imaginons que Marie, l’une des plus grandes neurobiologistes au monde spécialisée
dans la
vision des couleurs, est enfermée depuis sa naissance dans une
chambre où tout est en noir et blanc. Tout ce qu’elle sait sur la
vision des couleurs, elle l’a donc appris dans des livres écrits
en noir sur des pages blanches qu’elle lit depuis qu’elle est toute
jeune. Marie en vient donc ainsi à connaître tous les faits pertinents
sur notre perception des couleurs.
Un
jour, pour la première fois de sa vie, Marie sort de sa chambre et voit
les vraies couleurs du monde qui l’entoure. «Voilà donc ce
que cela fait de voir du rouge !», s’exclame-t-elle alors en voyant
des tulipes rouges. Marie semble alors expérimenter quelque chose de complètement
nouveau, nous dit Jackson dans son expérience de pensée. Comment
alors est-il possible qu’ayant eu accès à absolument toute
l’information imaginable sur la vision des couleurs, elle puisse découvrir
encore quelque chose de nouveau simplement en voyant la couleur ? Ce quelque chose
de nouveau, c’est le qualium du rouge particulier de la fleur qu’elle
a vue, conclut la petite fable.
Autrement
dit, la connaissance, même ultraprécise du cerveau et des corrélats
neuronaux de la conscience subjective, ne donnerait pas accès
à l’expérience elle-même, c’est-à-dire
à ce que le sujet éprouve en tant que sujet.
Cette
expérience de pensée a évidemment donné lieu à
de nombreux commentaires et critiques, notamment de la part de ceux qui se réclament
d’une approche
matérialiste de la conscience. Jackson lui-même, qui
considérait la conscience comme un
épiphénomène au moment de rédiger son expérience
de pensée, en vint plus tard à rejeter cette position. Car si Marie
s’exclamait en voyant pour la première fois la couleur, c’était
donc que ce qualium était la cause de son exclamation. Or comme l’épiphénoménomalisme
n’admet pas que les qualia puissent avoir des effets sur la physiologie
du cerveau et que Jackson était convaincu que seules des causes physiques
peuvent influencer le monde physique, il y avait donc un sérieux problème
à accepter telle quelle sa métaphore originale.
Ce serait faire preuve de chauvinisme
que d’affirmer a priori que seuls les humains peuvent être conscients.
Une théorie de la conscience que l’on veut le plus général
possible doit donc tenir compte de la possibilité d’une conscience
non humaine (animaux, machines, etc.).
Certains pensent
que l’utilisation du concept «d’intentionnalité»,
qui est une façon sophistiquée de parler des représentations
mentales, faciliterait l’élaboration d’une théorie générale
de la conscience. C’est le philosophe allemand Franz Brentano (1838-1917)
qui, vers la fin du 19e siècle, développa l’idée que
l’essence de l’activité mentale est d’être dirigée
vers des objets. Pour lui, toute conscience est conscience de quelque chose.
Le
langage est en ce sens intentionnel. Penser à « Montréal »
par exemple évoque la vue du Mont Royal ou du stade Olympique. Mais comment
notre compréhension d’un signifié nous permet-elle de nous
le représenter ? C’est à ce genre de problème aussi
peu évident à résoudre que le
problème difficile de la conscience que nous mène le
concept d’intentionnalité.
La recherche biologique qui eut
cours au XXe siècle discrédite l’existence de forces mentales
aux propriétés distinctes des forces physiques. Durant ce siècle
de recherche ayant permis une impressionnante collecte de données sur les
circuits neuronaux du cerveau et leur fonctionnement, rien n’a pu être
décelé comme un indice de la présence de causes mentales
séparées.
Si certains éminents
neurobiologistes comme John
Eccles ou Roger Sperry ont défendu l’idée que
l’esprit conscient était séparé du cerveau et pouvait
parfois exercer une influence indépendante sur ses opérations, la
majorité des neurobiologistes du début du XXIe siècle refusent
l’idée de causes mentales séparées du monde physique.
LES APPROCHES PHILOSOPHIQUES DE LA CONSCIENCE
Comment expliquer la
subjectivité de la conscience humaine? Ou encore «
l’effet que cela fait » d’être nous-même, pour
reprendre les mots de Thomas Nagel ? Ou encore, pour le dire comme David Chalmers,
comment résoudre le
« problème difficile » de la conscience?
Pour
le dualisme « de substance », le monde matériel
existe bel et bien, mais les aspects subjectifs de la conscience sont de nature
distincte et constituent l’autre grande substance dont est fait le monde.
Cela soulève immédiatement la question de l’interaction entre
ce monde subjectif et le monde physique. Une question très difficile à
laquelle un philosophe comme René Descartes, qui distinguait la «
res extensa » (substance matérielle) de la « res
cogitans » (substance pensante), avait apporté une
explication réfutée depuis.
Malgré cela, le dualisme
de substance a eu la vie dure. Déjà au 4e siècle avant notre
ère, Platon distinguait un corps mortel d’une âme immortelle
et les théologiens chrétiens par la suite ne se sont pas gênés
pour accorder à cette thèse qui faisait leur affaire toute l’autorité
que la
puissance politique de l’Église leur a donné pendant des
siècles.
Mais les critiques
adressées à ce que ses détracteurs ont appelé, selon
la formule du philosophe Gilbert Ryle, le « fantôme dans la machine
» ("ghost in the machine", en anglais) a durement ébranlé
le dualisme de substance. En effet, si notre corps est une machine physique pilotée
par un fantôme non physique caché quelque part dans notre boîte
crânienne, où loge exactement ce fantôme ? Est-il seul ou sont-ils
plusieurs ? Qui anime le fantôme lui-même ? Et évidemment,
par quelle force influence-t-il le monde physique ?
le dualisme de propriété,
où l’on admet que l’être humain n’est constitué
que de matière, mais celle-ci possèderait deux types bien distincts
de propriété;
l’épiphénoménalisme,
qui reconnaît des influences causales du cerveau à l’esprit,
mais non de l’esprit au cerveau;
l’émergentisme,
où les états mentaux ont quelque chose de plus que la somme de leurs
composantes matérielles mais peuvent toutefois interagir avec elles.
Pour
l'autre grande option philosophique qu'est le matérialisme,
la
causalité des états mentaux sur nos comportements ne pose pas
de problème puisque les deux font partie du monde physique. Une expérience
subjective comme la douleur est bien réelle, mais elle correspond tout
simplement aux états neuronaux qui la font naître.
Dans ce cadre moniste
matérialiste, c’est-à-dire où il n’y a que de
la matière, deux grandes interprétations se côtoient
quant à la nature de l’esprit.
La première, connue sous
le nom de « théorie du double aspect » («
dual aspect monism » ou « neutral monism », en anglais), fut
défendue par des penseurs comme Baruch Spinoza, George Henry Lewes, Thomas
Nagel et Mark
Solms. Elle affirme que cette substance unique peut être appréhendée de deux perspectives différentes.
De la même façon qu’une courbe demeure une ligne même
si on peut à tout moment la décrire comme concave ou convexe, de
même nos processus psychophysiques seraient les mêmes qu’on
en parle du point de vue physique ou mental.
Baruch
Spinoza (1632 - 1677)
Ainsi,
pour les tenants de la théorie du double aspect, notre cerveau peut nous
apparaître comme quelque chose de physique quand nous le regardons de l’extérieur
en tant qu’objet mais comme quelque chose de « mental » lorsqu’on
l’examine de l’intérieur (par introspection) en tant que sujet.
Exactement de la même façon que les physiciens peuvent parler de
la lumière à la fois comme une onde et à la fois comme une
particule, le corps et l’esprit ne seraient que les deux côtés
de la même médaille. La distinction séculaire entre le corps
et l'esprit pourrait alors n'avoir été qu'un artéfact de
perception.
Le mouvement de neuro-psychoanalyse,
qui tente d’intégrer les données des neurosciences et de la
psychanalyse en vue de mieux comprendre la conscience humaine, repose sur cette
position théorique du « double aspect ».
L’autre
grande interprétation matérialiste quant à la nature de l’esprit
est la théorie de l’identité psychophysique.
Elle postule qu’il y a une identité entre les états conscients
d’une personne et les états physiques de son cerveau. Contrairement
à la théorie du double aspect, la nature subjective et objective
de la conscience ne peut pas être considéré comme deux aspects
différents de la même chose puisqu’il s’agit d’une
seule et même chose. En d’autres termes, on peut réduire complètement
les états mentaux à des états physiques, comme on peut réduire
l’eau à sa formule chimique H20.
La
difficulté devient alors évidemment d’expliquer comment l’objectif
et le subjectif, le cerveau et l’esprit, peuvent être identiques considérant
qu’ils ont l’air si différents. Deux formes d’identités
différentes, l'identité
" type à type " et l'identité " token à token
", ont été proposées. Elles conduisent à
deux variantes du matérialisme réducteur, une première au
sens fort, et une seconde au sens plus faible.
Le
matérialisme dit éliminativiste, version encore
plus radicale des deux précédentes, ainsi que le fonctionnalisme
matérialiste, tentent eux aussi de contourner les difficultés
inhérentes au matérialisme tout en acceptant sa prémisse
de base, à savoir qu’il n’y a que de la matière.
Pour
d’autres enfin, le problème de la conscience humaine va tout simplement
au-delà des possibilités de la compréhension humaine. La
position mystérienne, dont le représentant le plus
connu est le philosophe Colin McGinn, refuse de croire que notre vision subjective
des couleurs, par exemple, soit identique à l’activité d’une
population de neurones dans certaines régions du cortex. Mais en même
temps, ces philosophes anti-matérialistes ne veulent pas retourner au dualisme.
Ils affirment donc que la conscience est un mystère
et qu’il en est ainsi parce que nos concepts sur le monde mental et physique
sont trop grossiers pour aborder de façon éclairante le problème
de la relation du corps et de l’esprit. Un peu comme les singes ne feront
jamais de calculs différentiels : cela nécessite des concepts qui
sont inaccessibles à leur cerveau. De fait, chaque espèce a des
capacités cognitives limitées. Et la compréhension de la
conscience nécessite peut-être des notions qui nous sont inaccessibles.
Les matérialistes trouvent que les mystériens
ont abdiqué trop vite et ne basent leur conclusion que sur leur incrédulité
devant la possibilité que la matière grise du cerveau puisse constituer
le monde aux couleurs éclatantes que nous expérimentons chaque jour.
Certains pensent par exemple qu’une façon de rendre l’identité
conscience-matière moins contre intuitive est d’utiliser de nouveau
concepts issus des neurosciences
cognitives lorsque nous pensons à l’aspect
phénoménologique de la conscience.
Le mathématicien anglais
Alan Turing (1912-1954) pensait qu’on arriverait assez
vite à programmer un ordinateur pour lui donner des états conscients.
Pour déterminer quand cela sera atteint, il avait mis au point un test
qui porte aujourd’hui son nom. Le « test de Turing
» pose que l’on est en relation avec un être que l’on
ne voit pas par l’intermédiaire d’un dispositif à distance,
comme le courrier ou le courriel par exemple. La tâche consiste à
poser des questions à cet être afin de déterminer s’il
s’agit d’un être humain ou d’un ordinateur. Si la machine
réussit à vous tromper et à vous faire croire qu’elle
est humaine, alors elle passe le test de Turing et on peut admettre qu’elle
a les mêmes états conscients qu’un être humain.
Plusieurs
ont toutefois objecté qu’un ordinateur qui passe le test de Turing
pourrait simuler de manière sophistiquée des états conscients.
L’idée
que l’essence de la pensée humaine est similaire au fonctionnement
des ordinateurs, c’est-à-dire des représentations symboliques
manipulées par des opérations logiques, continue d’influencer
les sciences cognitives, même si sa position est moins centrale que dans
les années 1960 ou 1970.
Si les neurosciences
cherchent à comprendre
directement le fonctionnement de la conscience humaine en analysant ses différentes
composantes, les recherches en intelligence artificielle
(ou IA) tentent de leur côté de construire des machines qui se rapprochent
le plus possible de l’esprit humain. L’espoir étant que si
on réussit à créer une machine dont on peut confondre les
réponses avec celle d’un esprit humain (voir l’encadré
ci-dessus), alors nous saurons peut-être ce qu’il doit y avoir dans
un système pour qu’il y émerge une conscience.
Mais
s’agira-t-il d’une conscience véritablement «humaine»
au sens où nous l’expérimentons ou bien une forme différente
de conscience, celle de cette sorte de machine particulière ? À
moins que ce ne soit que la simulation d’une conscience, rétorquent
les sceptiques et adeptes de l’IA faible (voir le texte ci-contre). Ou que
la question ne soit, au fond, pas plus intéressante que de se demander
si un sous-marin peut nager, comme le faisait remarquer l’informaticien
hollandais Edsger Dijkstra…
L'APPORT DES
SCIENCES COGNITIVES
Entre 1946 et 1953,
alors que le
behaviorisme dominait encore la psychologie, la fondation Macy organisa à
New York et à l'Université Princeton, au New Jersey, une série
de rencontres avec des spécialistes de nombreuses disciplines allant des
mathématiques à la psychologie, en passant par l’anthropologie,
la sociologie et la neurobiologie.
Les Wiener,
Shannon, Mc Culloch, von Foerster ou von
Neumann qui participaient régulièrement à ces réunions
revendiquaient très clairement leur caractère pluridisciplinaire.
Cette approche s’avéra des plus productives et ce que l’on
nomme aujourd’hui les "Conférences Macy" donnèrent naissance
au mouvement cybernétique. Définie comme la science
générale de la régulation et des communications dans les
systèmes naturels et artificiels, la cybernétique étudie
comment circule l'information.
Des concepts issus de la cybernétique,
comme celui de la rétroaction par exemple, ont par la suite profondément
influencé tous les domaines de la science (biologie, économie, écologie,
etc.) (voir capsule outil à gauche). Les
nombreuses régulations hormonales du corps humain s'en sont ainsi trouvées
mieux comprises.
Plusieurs biologistes, comme Henri
Laborit ou Henri
Atlan, ont beaucoup été influencé par la pensée
cybernétique. Les applications à l’informatique naissante
et à ce qui allait devenir « l’intelligence artificielle »
(voir l'encadré) ne tardèrent pas non plus. Quant à l’esprit
humain, système complexe par excellence, il était clairement dans
la mire des cybernéticiens. Et comme ceux-ci rejetaient
tout idéalisme et avaient en commun une forte propension pour le
matérialisme, c’est tout naturellement qu’ils inclurent
l’étude du cerveau dans leurs deux approches des systèmes
complexes :
l’approche par la décomposition
ou par réduction, du haut vers le bas («top down», en anglais);
et l’approche de construction globaliste ou systémique,
du bas vers le haut («bottom up», en anglais).
Ces
deux approches, plutôt complémentaires que contradictoires, allaient
donner naissance aux deux grands courants qui se développèrent par
la suite dans les sciences cognitives, c’est-à-dire respectivement
le cognitivisme et le connexionnisme.
Les ordinateurs
développés durant la Seconde Guerre mondiale, bien qu’encore
très lents, inspirèrent néanmoins grandement l’approche
cognitiviste (ou computationnelle). La métaphore classique
de l’ordinateur pour décrire l'esprit humain, dont on connaît
aujourd’hui les limites (voir capsule outil à gauche), amène
ainsi les cognitivistes à considérer que les éléments
du monde extérieur sont traduits en représentations internes, exactement
comme le font les ordinateurs.
Ces
représentations symboliques internes sont ensuite manipulées selon
certaines règles prédéterminées pour fournir des «sorties»
ou des réponses appropriées. Autrement dit, la pensée est
un processus de traitement de l'information.
Ce paradigme
central du cognitivisme allait dominer les sciences cognitives à partir
du milieu des années 1950, et pendant près de 30 ans. Comme l’a
soutenu Jerry Fodor, élève d'Hilary Putnam
: penser, ce serait manipuler des symboles, et la cognition ne serait rien de
plus que la manipulation de symboles à la manière des ordinateurs.
De là découleront les
approches dites fonctionnalistes inspirées par les travaux de Fodor
: l’esprit est organisé en modules spécialisés qui
peuvent être mis en place sur d’autres supports comme les ordinateurs.
C’est le fameux concept « de la réalisation multiple ».
À
partir du moment où les états mentaux sont vus comme le «
software » d’un ordinateur et le cerveau comme le « hardware
», la simulation et la modélisation informatique devint un moyen
tout désigné pour étudier le fonctionnement de l'esprit humain.
C’est ce qu’on a appelé « l’intelligence artificielle
» (ou IA) (voir l’encadré). Le philosophe John Searle
distingua deux niveaux de radicalité dans l’IA. Avec l’IA
« forte », pour être intelligente, il suffirait à
une machine d’avoir simplement le bon programme. Searle a porté un
coup dur à cette version avec son argument
de la chambre chinoise.
Pour l’IA
« faible », les ordinateurs ne peuvent que simuler l’esprit.
Peu importe leur puissance de calcul, ils ne pourront jamais créer une
vraie intelligence ou une véritable conscience. Les ordinateurs des météorologues
ont beau pouvoir simuler avec une grande précision le développement
des ouragans, jamais ils ne nous mouilleront ou détruiront nos maisons…
Le cognitivisme, inspiré par le fonctionnement
de l’ordinateur qui manipule des symboles sans en interpréter le
sens, est contraint de réduire le cerveau à un simple appareil syntaxique
et non sémantique. Voilà une position qui, sur le plan épistémologique,
prête
flanc à plusieurs critiques.
C’est
dans ce contexte que va se développer, durant les années 1980, l’autre
grand courant des sciences cognitives, le connexionnisme.
Tirant ses origines de la cybernétique et
de la neurobiologie, l’analogie principale du connexionnisme devient le
réseau de nombreuses unités interconnectées entre elles.
Cette nouvelle approche, basée sur des réseaux de neurones artificiels
et le traitement en parallèle de l’information, s’est donc
développée avec le souci de rapprocher la structure des modèles
cognitifs de celle du cerveau.
Il s’agit donc d’une approche
du bas vers le haut, à laquelle on associe des philosophes comme Daniel
Dennett ou Douglas Hofstadter. Celle-ci va renoncer à parler
de représentations en terme de symboles pour les analyser plutôt
en termes de liens entre de nombreux agents distribués, coopératifs
et auto-organisés.
Marvin Minsky,
qui a inspiré cette approche, considère ainsi le système
cognitif comme une société de micro-agents susceptibles de résoudre
des problèmes localement. Pour les connexionnistes, il faut donc aller
en deçà des opérations symboliques, vers ce qu’ils
appellent le niveau « subsymbolique ».
Contrairement
à l’analogie informatique du cognitivisme, on ne s’encombre
pas ici d'algorithmes complexes menés séquentiellement ni d’un
centre de contrôle pour traiter le tout puisque les réseaux de neurones
du cerveau semblent pouvoir très bien s’en passer. Ce que les réseaux
de neurones du cerveau ont de particulier cependant, outre le fait qu’ils
opèrent de manière distribuée, c’est que l’efficacité
des connexions qui les unit se modifie en fonction de l’expérience.
Le connexionnisme va donc s’inspirer directement
de la
règle de Hebb qui veut que lorsque deux neurones ont tendance à
être activés simultanément, leurs connexions sont renforcées
; dans le cas contraire, la force de la connexion est diminuée. La connectivité
du système devient alors inséparable de l’histoire de sa transformation.
Et la cognition devient l’émergence
d’états globaux issus de règles simples (comme celle de
Hebb) s’appliquant à un réseau d’éléments
tout aussi simples mais nombreux et interconnectés.
La
grande différence d’avec le cognitivisme, c’est donc que les
réseaux de neurones ne sont pas programmés, ils sont entraînés
(voir encadré). Et que la représentation se ramène à
une correspondance entre un état global émergent et des propriétés
du monde. Avec cette approche de la cognition, la notion de représentation
allait toutefois devenir de plus en plus problématique.
Car
selon Marvin Minsky lui-même, l’activité principale du cerveau
consiste en fait à opérer en permanence des modifications sur lui-même.
Ce que nous vivons aujourd’hui influencera le rappel d’un souvenir
qui, loin d’être toujours le même, sera une
reconstruction à partir de l’état actuel du cerveau. Et
ce souvenir reconstruit affectera inévitablement le fonctionnement subséquent
du cerveau.
Par conséquent, contrairement à une machine qui
fabrique un objet qui n’a aucun effet sur le fonctionnement de la machine,
le cerveau est une machine dont les processus modifient en permanence le fonctionnement
subséquent de ladite machine.
Bref,
avec le cerveau, les résultats des processus deviennent les processus eux-mêmes.
Au lieu de représenter un monde indépendant, on peut voir nos processus
cognitifs comme faisant plutôt émerger un monde, comme quelque chose
d’inséparable des structures dans lequel s’incarne le système
cognitif. Voilà ce qui a amené certains chercheurs à mettre
en doute sérieusement l’existence d’un monde prédonné,
duquel le système cognitif devrait extraire de l’information. C’est
contre cette métaphore tenace d’un agent cognitif qui ne saurait
survivre qu’en possession de la carte d’un monde extérieur
que Francisco
Varela a élaboré sa théorie de l’énaction.
Contrairement à l’intelligence
artificielle traditionnelle où toutes les opérations devaient être
écrites à l’avance par un programmeur, les réseaux
de neurones artificiels ne sont pas programmés, mais plutôt entraînés.
Et pour bien des tâches, comme la reconnaissance des visages, cela s’est
avéré une approche fructueuse.
Il est
en effet très difficile de définir des règles explicites
sur la manière dont nous procédons pour reconnaître si facilement
une caractéristique comme la sexe d’une personne à partir
de son visage. Avec l’approche connexionniste, on obtient de bien meilleurs
résultats. Il s'agit dans un premier temps de montrer au réseau
de neurones artificiels une série d'images de visages dont on veut connaître
le sexe. Ensuite, en lui signifiant les erreurs commises dans la détermination
du sexe, le réseau de neurones va ajuster l’efficacité des
connexions de ses circuits pour corriger ses erreurs et tendre ainsi vers de plus
en plus de réponses exactes.
Dans le cas qui
nous intéresse ici, un réseau minimal pourrait être constitué
de trois couches de neurones, chaque neurone pouvant faire des connexions à
plusieurs autres de la couche suivante. La première couche devrait avoir
un grand nombre d’éléments pouvant correspondre de façon
assez précise aux zones foncées et claires des photos. Et la troisième
couche, celle de la sortie, que deux éléments correspondant aux
deux sexes. Entre ces deux couches, un nombre indéterminé d’éléments
dont l’efficacité des connexions avec les éléments
des deux autres couches peut être ajustée durant le processus d’entraînement.
Si les photos d’entraînement sont bien
choisies, le réseau peut reconnaître correctement le sexe de nouveaux
individus dont on lui présente les photographies. Et ce, même si
les programmeurs ne peuvent alors dire dans les détails comment le réseau
trouve les bonnes réponses. Car contrairement aux logiciels traditionnels,
les réseaux connexionnistes ne font pas uniquement ce que leurs programmeurs
leurs disent. Ils inventent eux-mêmes une partie de la stratégie
gagnante.
« Les hommes sont conscients
de leurs désirs mais ignorants des causes qui les déterminent. »
- Baruch Spinoza (1632-1677)
Pour démontrer que la cécité
aux changements peut exister dans la vie de tous les jours, Daniel
Simons a mis au point plusieurs chorégraphies astucieuses. Dans l’une
de celles-ci, un complice déguisé en travailleur aborde une personne
avec une carte et lui demande le chemin pour aller à quelque part. Alors
que le passant commence à lui expliquer le chemin en regardant la carte
et en pointant la direction à prendre, deux autres travailleurs (également
complices) transportant un grand panneau de bois passent entre le premier complice
et le passant, voilant brièvement la vue à ce dernier. Le premier
complice en profite alors pour changer de place avec le deuxième travailleur
dont le visage était caché par le panneau. Celui-ci a aussi une
carte dans sa main et la tend aussitôt au passant alors que le complice
initial s’éloigne caché derrière le panneau. Ce qui
se passe alors est assez étonnant : environ la moitié des passants
ne remarque même pas que ce n’est plus la même personne qui
est devant eux et continue de lui expliquer le chemin comme si de rien n’était
!
Un autre phénomène troublant, la cécité
attentionnelle, a aussi été démontrée
de manière spectaculaire par Daniel Simons.
La cécité
au changement pour un objet donné peut être diminuée
lorsqu’un objet a une signification plus grande pour une personne (un briquet
pour un fumeur par rapport à un non fumeur, par exemple). Ceci suggère
que la valeur sémantique d’un objet pour un individu l’aide
à extraire cet objet du chaos ambiant.
Le fait
que la cécité au changement pour un objet donné puisse être
diminuée quand cet objet a une signification subjective est sans doute
un phénomène en jeu dans la publicité. Mais l’inverse,
c’est-à-dire se convaincre par exemple que tel produit n’a
aucune utilité pour moi, pourrait bien le renvoyer dans le chaos inconscient
des choses sans signification utile que l’on croise tous les jours sans
les remarquer. Le sens des choses, leur valeur affective pour un individu, influence
donc notre perception consciente de cette chose. Et cela, autant pour entrer dans
notre conscience (publicité) que pour ne pas y pénétrer (autodéfense
intellectuelle contre la propagande)…
Quand des individus sont exposés
de façon répétée à un stimulus sans conséquence
ou sans renforcement positif, ils apprennent d’éventuelles associations
à ce stimulus plus lentement. Ce phénomène, connu sous le
nom d’inhibition latente, a pu être observé
chez une grande variété de mammifères allant de la souris
à l’être humain.
Plusieurs explications
ont été avancées pour décrire pourquoi il est plus
difficile de faire de nouvelles associations avec un stimulus préalablement
jugé sans signification. La plupart mettent l’accent sur son caractère
adaptatif qui sort du champ de l’attention consciente ce qui n’est
pas directement utile à la tâche en cours. L’inhibition latente
met aussi en évidence le fait que la pertinence des choses significatives
pour un individu est apprise (et pas donnée a priori).
L’odeur
d’une maison que l’on remarque en entrant et que l’on oublie
par la suite, ou le tic-tac d’une horloge que l’on entend en se couchant
mais que l’on oublie tout aussi vite sont deux exemples de ce phénomène
qui effectue une sorte de tri inconscient afin que les stimuli sans conséquence
qui nous assaillent à tout moment ne nous empêchent pas de nous concentrer
sur l’essentiel.
De plus en plus d’expériences
mettent en évidence des effets d’amorçage
tout à fait inconscients. Des sujets se rendant à un test où
il doivent évaluer la sociabilité d’étrangers sont
par exemple arrêtés par un complice de l’expérimentateur
juste avant de rentrer dans le laboratoire. Ce complice a les mains pleines et
demande aux sujet de l’aider en tenant un moment une tasse de café
qui peut être froid ou chaud. Or une fois les résultats compilés,
on observe que ceux qui ont tenu la tasse dont le café était froid
ont évalué les étrangers du test comme étant des personnes
plus froides, moins sociables et plus égoïstes que ceux qui avaient
tenu la tasse avec le café chaud !
D’autres
comportements ont pu ainsi être influencés dans une direction particulière
sans que le sujet n’en ait conscience. Après avoir répondu
à un questionnaire dans une salle où il y avait une odeur citronnée
de liquide à laver, des sujets se voyaient récompensés par
une collation constituée de biscuits qui s’émiettaient facilement.
Or le film de cette collation révèle que ces sujets époussetaient
les miettes des biscuits 3 fois plus qu’un groupe contrôle qui avait
passé le questionnaire dans une salle sans odeur particulière.
Ces
expériences et bien d’autres (voir le lien ci-bas) révèlent
un cerveau inconscient qui est beaucoup plus actif qu’on ne le croyait dans
le
choix de nos comportements. Une multitude d’indices sensoriels
qui ne sont pas consciemment perçus pourrait ainsi expliquer pourquoi nous
pouvons être tantôt courtois et aimable dans une situation, ou au
contraire agacé et rude dans une autre qui nous apparaît consciemment
pourtant similaire. L’un de ces circuits inconscients capable d’orienter
notre comportement aura peut-être été déclenché
par quelque chose à notre insu...
Devant un problème complexe,
vaut-il mieux essayer de faire consciemment le meilleur choix
ou est-il préférable de laisser aller son intuition,
autrement dit ses processus inconscients ? Pour tenter de répondre à
cette question, le psychologue Ap Dijksterhuis a demandé
à des personnes de déterminer la meilleure voiture possible en considérant
soigneusement une douzaine de critères. Après avoir refermé
le volumineux dossier, une personne sur deux était appelée à
réfléchir quelques instants avant de faire son choix, l’autre
à faire un puzzle pour l’empêcher de penser à tout ça.
Or ce sont ces dernières personnes, qui n’ont
pas consciemment réfléchi sur le problème, qui ont fait les
meilleurs choix ! Le psychologue explique ce résultat par le fait que la
surcharge attentionnelle chez les sujets devant se décider consciemment
leur a fait prendre en compte que certaines informations qui n’étaient
pas toujours les plus pertinentes. Les processus inconscients, qui peuvent eux
traiter de grandes quantités d’information de façon automatique,
semblent avoir été capables d’une meilleure synthèse.
Ces résultats vont dans le sens de ceux d’Antonio
Damasio et de sa théorie
des marqueurs somatiques qui affirme que nous nous fions naturellement
à nos émotions, qui s’expriment implicitement, pour faire
nos choix rationnels. Faudrait-il donc accorder plus d’importance à
son intuition qu’à sa raison ? Pas toujours, puisque dans une situation
inverse où il y avait peu de critères de choix (entre différentes
serviettes par exemple) la délibération consciente et contrôlée
s’est avérée plus efficace.
LES FAILLES DU MODÈLE CLASSIQUE DE LA CONSCIENCE
L’avènement
des neurosciences comme une discipline importante des sciences
cognitives a progressivement montré les failles du modèle
classique de la conscience. Ainsi, les données de l’imagerie
cérébrale et de bien d’autres expériences ne s’accordent
pas du tout avec l’idée que tous nos processus mentaux sont consciemment
accessibles, que la conscience jaillit en un point du cerveau suite à une
perception transparente du monde, et que nos
comportements ont pour cause suffisante des intentions consciemment accessibles.
"L'idée qu'il existerait un centre
spécial dans le cerveau est la plus mauvaise et la plus tenace de toutes
les idées qui empoisonnent nos modes de pensée au sujet de la conscience",
affirme par exemple le philosophe Daniel Dennett dont le
modèle des «versions multiples» de la conscience fait voler
en éclats l'illusion de ce qu’il appelle le théâtre
cartésien.
Car
ce que nous ressentons consciemment ne pourrait être que la pointe d’un
iceberg dont la partie immergée serait constituée d’innombrables
processus inconscients. Dans les paragraphes qui vont suivre, des phénomènes
mettant en évidence ces processus inconscients vont être présentés.
Des présentations très brèves pour des phénomènes
souvent complexes mais qui mettront néanmoins en évidence les nombreuses
failles du modèle classique de la conscience. À noter qu’il
s’agit de processus inconscients non pas au sens de la
psychanalyse mais simplement parce qu’ils échappent au contrôle
conscient.
Une première
démarche consiste à examiner des situations où la
perception consciente change alors que le stimulus présenté, lui,
ne change pas. De telles perceptions rivales, comme nous allons le voir,
posent problème au modèle classique de la conscience. Le phénomène
de la rivalité
binoculaire est un exemple de perceptions rivales. Dans ce protocole,
le sujet regarde dans une espèce de jumelle dont les oculaires donnent
à voir une image différente pour chaque oeil. Il s’agit donc
d’une situation très artificielle puisqu’elle sépare
les champs visuels des deux yeux en plus de leur fournir des informations différentes.
Dans ces conditions, la perception subjective du sujet
va osciller entre deux états : il verra tantôt le stimulus présenté
à l'œil gauche, tantôt celui présenté à
l'œil droit. Voilà un résultat plutôt étrange
pour le modèle classique de la perception consciente comme «fenêtre
transparente sur le monde». De quel monde s’agit-il ici, celui de
l’œil gauche ou celui de l’œil droit ?
De plus, fait intéressant, si
l’on fait cette expérience en enregistrant l’activité
du cerveau des sujets auxquels on demande d'indiquer lequel des deux stimuli ils
perçoivent à un moment donné, on observe une variation de
l'activité de certaines régions du cerveau en fonction de l'expérience
subjective. Cette différence observée au niveau neuronal reflète
donc uniquement la différence de perception subjective puisque le stimulus
objectif n’a pas changé.
Le cube de Necker est un autre exemple de deux perceptions
rivales qui peuvent surgir du même stimulus : une première perception
où l’on voit la face supérieure du cube et une seconde où
l’on voit la face inférieure.
On a aussi découvert des situations
où c’est l’inverse qui se produit : la perception consciente
ne change pas alors que le stimulus, lui, se modifie. Ce phénomène
de la cécité au changement met aussi en doute la
vision unifiée et détaillée de notre conscience du monde
mis de l’avant par le modèle classique.
Il
est vrai que quand on regarde un paysage, on a l’impression d’être
conscient de l’ensemble de la scène, de toute sa richesse. Et il
est également vrai que si quelque chose apparaît ou disparaît
dans la scène, on le remarque immédiatement. Notre système
visuel est en effet très sensible à tout ce qui crée une
impression de mouvement dans la scène, comme l’apparition ou la disparition
d’un objet (voir l’animation ci-bas). On
oriente alors immédiatement son regard vers la nouveauté pour
l’identifier.
Mais qu’arrive-t-il si l’on
insère très brièvement un écran vide entre les deux
images (cliquez sur le bouton de l’animation ci-contre) ? On se trouve ainsi
à masquer artificiellement l’apparition et la disparition puisque
toute la scène disparaît un instant et réapparaît rapidement
mais avec un objet en plus ou en moins. Remarque-t-on le changement aussi facilement
?
La difficulté
beaucoup plus grande à identifier ce qui change dans la scène suggère
qu’à chaque instant, contrairement à ce qu’avance le
modèle classique de la conscience, une faible proportion seulement d’une
scène visuelle est traitée consciemment. Nous ne formons donc véritablement
jamais une représentation détaillée de l’ensemble d’une
scène visuelle.
Certains neurobiologistes pensent
que cette illusion d’être pleinement conscient de toute la scène
viendrait du fait que nous savons qu’à tout moment nous pouvons changer
notre attention d’un point à l’autre de la scène pour
en vérifier les détails. Pour eux, on utiliserait en quelque sorte
le monde lui-même comme une mémoire externe. L’ensemble de
la scène serait à tout moment traité, mais seulement à
un niveau préconscient qui nous permettrait d’aller y identifier
consciemment certains éléments.
Enfin,
l’encadré ci-contre sur les travaux de Daniel Simons
montre que la cécité au changement peut aussi être mise en
évidence en dehors des laboratoires dans des situations particulières
de relation interpersonnelles.
Les
illusions d’optiques sont un autre phénomène courant qui
ne cadre pas du tout avec une conception de la conscience comme un reflet fidèle
de la réalité qui nous entoure. L’essence d’une illusion
d’optique étant justement de nous donner un perception consciente
erronée, et donc différente de la réalité, on voit
tout de suite la difficulté que cela soulève pour le modèle
classique de la conscience.
Mais notre perception consciente a beau
être influencée par cette illusion d’optique, ce n’est
curieusement pas le cas des actions que nous dirigeons vers ces deux disques lorsqu’ils
sont présentés comme des objets concrets avec l’effet de perspective
ci-bas.
En
effet, si l’on vous demande de saisir la pastille de poker et que l’on
mesure la distance séparant vos doigts alors qu’ils exécutent
le mouvement correspondant, on constate que cette distance reflète la
taille réelle de la pastille de poker quel que soit le contexte dans lequel
elle est présentée.
Ce
résultat indique que « perception
visuelle » et « action
guidée par la vision » peuvent être dissociables. Autrement
dit, des comportements comme celui de saisir un objet sont contrôlés
par des processus qui échappent à la conscience puisqu’ils
ne sont pas induits en erreur par la perception consciente erronée.
Un
autre exemple de ce phénomène est illustré par la vieille
boutade qui dit que si l’on veut déconcentrer son adversaire au tennis
par exemple, on n’a qu’à le complimenter sur la fluidité
de son mouvement, la précision de son geste, etc…. Du coup, il va
en prendre conscience, chassant par des mouvements conscients la parfaite précision
de ses mouvements inconscients issus d’années de pratique, et va
envoyer la balle dans le filet !
La présence
d’un aspect inconscient dans la vision est aussi révélée
de façon spectaculaire par le phénomène de la « vision
aveugle ». Ces personnes qui ont subi une lésion dans l’un
des deux cortex
visuels primaires ont par conséquent perdu la vue dans l’hémichamp
visuel opposé.
Mais si un stimulus lumineux
est présenté dans cet hémichamp aveugle et qu’on demande
à la personne de nous dire s’il y avait un stimulus ou pas en «
prenant une chance », celle-ci y parvient avec un taux de réussite
bien supérieur au hasard ! Et quand on leur indique leur succès,
ils demeurent incrédules, convaincus qu’ils sont d’avoir choisi
au hasard puisqu’ils disent ne rien voir du tout dans cette partie de leur
champ visuel.
Les patients souffrant de vision aveugle
ont donc de surprenantes capacités visuelles résiduelles qui seraient
rendues possibles grâce aux structures visuelles sous-corticales et à
des voies nerveuses qui vont directement du corps
géniculé latéral aux aires visuelles V4 et V5, sans passer
d’abord par l’aire visuelle primaire V1.
Par
conséquent, si les aires visuelles primaires semblent essentielles pour
la vision consciente, plusieurs comportements guidés par la vision ne semblent,
eux, n’avoir besoin d’aucun contrôle conscient. Mais comment
cela est-ce possible ? La conscience n’est pas supposée surgir d’abord
et l’action en découler par la suite ? Autre pavé dans la
mare du modèle classique de la conscience…
Et
ce n’est pas le dernier. L’apprentissage
et la mémoire, tout comme la perception, ont des pans entiers qui échappent
à la conscience. Constatons d’abord que la plupart de nos souvenirs
sont, à un moment donné, inconscients. On peut se les remémorer
consciemment, mais ils sont à l’état de traces
inconscientes dans notre système nerveux la majorité du temps.
Il
y a ensuite les nombreuses formes de mémoire
dites « implicites ». La simple acquisition d’un
savoir-faire particulier, comme aller à bicyclette ou taper sur un clavier
sans regarder ses doigts, implique une mémoire
procédurale dont le fonctionnement ne nous est pas accessible consciemment.
Même chose pour l’effet
d’amorçage («priming», en anglais) où
l'exposition préalable d'une information pertinente influence nos processus
cognitifs sans que l’on s’en rende compte (voir l’encadré
à gauche). Si l’on vous donne par exemple une longue liste de mots
à mémoriser où figure plusieurs fois le même mot, vous
aurez plus de facilité à vous remémorer ce mot, sans même
avoir remarqué consciemment qu’il était plus fréquent
que les autres. Une bonne part de la publicité repose d’ailleurs
sur ce principe de reconnaissance préférentielle inconsciente.
Les
études sur des amnésiques ont aussi montré la grande
autonomie de ce système mnésique implicite souvent préservé
malgré la perte de la mémoire explicite. Ces
amnésiques, comme le célèbre patient H.M., à qui
l’on présentait chaque jour un
problème comme celui des tours de Hanoï, affirment tenter de le
résoudre à chaque fois pour la première fois, mais trouvent
néanmoins la solution un peu plus vite à chaque jour.
Il
apparaît donc clair que nous accomplissons une multitude de tâches
de façon inconsciente et que ces processus sont beaucoup plus nombreux
que les actions conscientes. Le
langage pourrait être cité comme dernier exemple qui
montre en plus que les deux processus, conscient et inconscient, peuvent fonctionner
en même temps. Car à bien y penser, lors d'une discussion, nous formons
des pensées conscientes en même temps que nous utilisons de manière
complètement automatique et inconsciente la
syntaxe et le vocabulaire de notre langue maternelle.
Tant
de manifestations de processus inconscients nous permettent donc, dans une première
approximation, de distinguer non pas un mais deux sous-systèmes : un premier,
conscient, souvent verbal ou visuel, et fonctionnant de façon
sérielle (« on ne peut penser à plus d’une
chose en même temps »); et un second beaucoup plus important, largement
inconscient, souvent affectif, réagissant automatiquement
aux stimuli et constitué de nombreuses unités fonctionnant massivement
en parallèle.
La mise en évidence
que la majorité de nos processus cognitifs sont en fait de nature
inconsciente est considérée comme une véritable
révolution qui met fin au règne du modèle classique de la
conscience. Cet inconscient, de surcroît bien plus « intelligent »
qu’on ne le croyait (voir l’encadré sur les choix difficiles),
ne cesse d’étonner par la diversité de ses processus : automatismes
mentaux ou sensori-moteurs, connaissance ou même raisonnement implicite,
traitement sémantique, etc.
Ces deux sous-systèmes,
conscients et inconscients, ne suffisent toutefois pas à gérer à
eux seuls la complexité du réel grandement sous-estimée par
le modèle classique de la conscience. C’est pourquoi ils sont aussi
secondés par un autre système formé de ce que l’on
appelle nos processus
attentionnels.
Plusieurs
données montrent que certains aspects de la conscience qui semblent unifiés
sont en fait dissociables. Chez des patients atteints de lésions
cérébrales, il peut parfois exister une dissociation complète
entre leurs performances et la prise de conscience de ces performances.
Par
exemple, dans le domaine de la perception visuelle consciente, il existe un trouble
de la perception qu’on appelle l’agnosie visuelle de la forme
(ou agnosie aperceptive), où le patient est incapable de reconnaître
visuellement la taille, la forme et l’orientation d’un objet. Pourtant,
malgré ce déficit informationnel important sur un objet, il peut
parfaitement le saisir entre le pouce et l’index.
L’inverse,
l’ataxie optique, se rencontre également. Ici, les
personnes sont incapables d’atteindre et de saisir des objets dont ils peuvent
cependant reconnaître visuellement la taille, la forme et l’orientation.
Dans les deux cas, on a donc affaire à une
dissociation complète entre le traitement perceptif conscient et visuomoteur
inconscient, une distinction que l’on retrouve également au niveau
anatomique avec la
voie visuelle ventrale et la
voie visuelle dorsale.
L'
anosognosie est un syndrome encore plus global où le
patient nie carrément l’existence d’un déficit acquis
à la suite d’une lésion neurologique. Ainsi en est-il d’une
patiente traitée par V.S.
Ramachandran qui souffrait d’une paralysie au bras gauche résultant
d’un accident cérébrovasculaire à l’hémisphère
droit (l’anosognosie résulte presque toujours d’une lésion
à l’hémisphère droit). Lorsqu’il lui demandait
de le pointer avec son bras droit, elle s’exécutait sans problème.
Mais lorsqu’il lui demandait avec le bras gauche paralysé, le bras
restait évidemment immobile, mais elle insistait pour dire qu’elle
suivait la consigne. Et si Ramachandran lui signalait que son bras n’avait
pas bougé, elle répondait qu’elle souffrait d’arthrite
à l’épaule gauche, que ça lui faisait mal, et qu’il
le savait très bien…
Les lésions
à l’hémisphère droit peuvent aussi produire un autre
type de dissociation spectaculaire : l’héminégligence.
Le patient héminégligent ne perçoit tout simplement plus
consciemment la moitié gauche de son univers. Il ne rasera par exemple
que la partie droite de sa barbe et ne mangera que la moitié droite du
contenu de son assiette. Quand on lui demande de dessiner une horloge, il concentrera
les 12 heures de l’horloge dans la seule moitié droite du cadran.
Et si quelqu’un assis à sa gauche lui parle il répondra à
la personne assise à sa droite.
L’héminégligence
se distingue également d’un trouble perceptif élémentaire
comme l'hémianopsie (perte de la vue dans la moitié
du champ visuel). Face à une phrase, le patient hémianopsique tourne
la tête afin de voir toute la phrase tandis que le patient héminégligent,
lui, ne lit que les mots de droite de la phrase.
L’intérêt
des patients héminégligents pour l’étude de la conscience
vient du fait que l'information qui est négligée par les patients
semble être tout de même traitée inconsciemment. Si on leur
présente par exemple deux images, l’une à gauche et l’autre
à droite, ils sont évidemment incapables d’identifier l’image
de gauche. Mais curieusement, si on leur demande de prendre une chance et de deviner
si l’image de gauche était la même que l’image de droite
ils répondent nettement mieux que ce que le niveau du hasard prédirait.
Et le cerveau des patients héminégligents serait non seulement capable
de traiter inconsciemment les traits physiques élémentaires d’une
image, mais aussi, comme le suggèrent d’autres expériences,
des niveaux sémantiques plus élaborés. Ces patients montrent
donc qu’il peut y avoir une dissociation entre performance et prise de conscience
de la performance. Ces données, qui peuvent apparaître paradoxales
dans la perspective du modèle classique de la conscience, deviennent toutefois
intelligibles dans une conception plus distribuée du substrat cérébral
de la conscience.
Un autre syndrome étrange,
la prosopagnosie, survient lorsqu’une personne, suite à
une lésion cérébrale, devient incapable de reconnaître
les visages, même d’individus qui lui sont pourtant familiers. Or
même si elles affirment consciemment voir pour la première fois le
visage d’un ami, des signes physiologiques comme les changements infimes
de la moiteur de leurs mains (des variations de conductance cutanée) révèlent
qu'ils ont reconnu le visage même s'ils affirment le contraire. Encore un
exemple de dissociation entre performance inconsciente et consciente.
Un
désordre mental comme la schizophrénie peut aussi
être considéré comme un autre cas de dissociation intéressant
pour comprendre la conscience. Les personnes schizophrènes attribuent souvent
à leurs actions des intentions qui ne sont pas les leurs, les attribuant
plutôt à des forces extérieures. Plusieurs auteurs ont tenté
d’expliquer cet aspect de la schizophrénie en termes de dissociation
entre un système intentionnel à l’origine de l’action
et un système de contrôle du « soi » qui ne se retrouverait
pas informé des intentions du sujet.
Il existe
des dissociations vraiment étranges et rares, comme le syndrome
de la main étrangère où le patient a l'impression
que sa main n'est plus sous son contrôle. Le patient regardera par exemple
avec effroi sa main effectuant une tâche complexe comme déboutonner
sa chemise, alors qu’il est convaincu de ne pas lui avoir donné l’ordre
de le faire. Dans cette pathologie mettant souvent en cause une lésion
au corps calleux (comme les personnes au cerveau
divisé), l’action de la main est encore une fois perçue
comme répondant à une intention étrangère.
Toujours dans le registre des dissociations spectaculaires, fréquentes
surtout dans les films d’Hollywood mais néanmoins possibles dans
la réalité, on peut mentionner la fugue dissociative
(2 personnes sur 1000 environ au États-Unis). Dans les cas extrêmes,
la personne va quitter son foyer, parcourir une longue distance et commencer une
nouvelle vie tout en étant partiellement ou totalement amnésique
de son ancienne vie.
L’une des plus célèbres
dissociations est certainement celle du trouble dissociatif de l'identité
(anciennement trouble de personnalité multiple). Les patients qui en souffrent
alternent entre deux ou plusieurs personnalités sans pouvoir contrôler
ces changements. Chacune des personnalités a généralement
un spectre comportemental qui lui est propre et ne partage pas ses connaissances
explicites avec les autres personnalités. Mais au niveau de la mémoire
implicite, il semble y avoir un transfert possible entre les différentes
personnalités. Encore ici, conscient et inconscient ne vont pas nécessairement
de pair.
Jusqu’où peut aller l’étrangeté
des troubles de dissociation ? Jusqu’au trouble identitaire relatif
à l'intégrité corporelle (« Body Integrity
Identity Disorder" ou BIID, en anglais), où l’individu qui en souffre
demande l’amputation sélective de l’un de ses membres qui,
disent-ils, ne correspond pas à l'image idéalisée qu'ils
ont d'eux-mêmes. Paradoxalement, ces personnes ne se sentent donc complètes
que le jour où elles réussissent à se faire amputer…
Quand une corrélation,
c’est-à-dire une régularité, est trouvée entre
une expérience consciente et un événement neuronal, il faut
demeurer prudent car cela
peut signifier différentes choses. Ce pourrait être l’évenement
neural qui cause l’expérience consciente. Ce pourrait également
être l’expérience consciente qui cause l’événement
neural. Ce pourrait être aussi un troisième événement
qui cause à la fois l’événement neural et l’expérience
consciente. Finalement, il est possible que l’événement neural
soit la même chose que l’expérience consciente, même
si les deux n’ont pas l’air du tout d’être la même
chose.
QUELQUES CONCEPTS ET MODÈLES PROMETTEURS ISSUS
DES NEUROSCIENCES
Pour élaborer
des modèles neurobiologiques de la conscience, on commence d’abord
par rechercher des « corrélats neuronaux de la conscience
». Il s’agit d’identifier des variations d’activité
de certains groupes de neurones spécifiques qui se produisent systématiquement
lors de l’apparition d’un contenu de conscience particulier. La rivalité
binoculaire, la cécité au changement et les images dites «
bistables » (pouvant donner lieu à deux interprétations
différentes) sont des protocoles expérimentaux couramment utilisés
pour identifier des corrélats neuronaux de la perception visuelle consciente.
Les modèles neurobiologiques de la
conscience doivent donc être distingués de ces simples « corrélats
neuronaux de la conscience ». Il est vrai que l’identification de
corrélations entre l’activité de certains groupes de neurones
et des propriétés subjectives ou phénoménales
de la conscience peut aider à définir ce qui est plausible lors
de l’élaboration d’un modèle. Mais l’identification
de telles corrélations ne produit pas automatiquement une explication globale
reliant ces activités neuronales au phénomène de la conscience.
Il faut pour cela considérer des
modèles plus généraux qui essaient d’expliquer les
multiples facettes de la conscience en intégrant les données de
toutes les branches des neurosciences
cognitives contemporaines. La plupart de ces modèles se sont développés
à partir du début des années 1990, dans la foulée
des premiers congrès internationaux consacrés essentiellement à
l’étude de la conscience (voir la reproduction de l’affiche
ci-dessous).
Ces
modèles développent également des concepts spécifiques
à leur niveau d’analyse. Mais comme tous
ces modèles se veulent résolument ancrés dans ce substrat
neuronal, il n’est pas étonnant d’observer une utilisation
des mêmes concepts dans différents modèles. Des nuances et
des redéfinitions partielles leur sont bien sûr apportées,
mais on assiste de plus en plus à la confirmation du pouvoir explicatif
de plusieurs de ces concepts.
Pour
Daniel
Dennett, la conscience est affaire de célébrité dans
le cerveau («consciousness is about “fame in the brain.”»,
en anglais). À tout instant, des milliers d’objets mentaux se forment
et se défont dans l’ensemble du cerveau, entrant en compétition
darwinienne les uns avec les autres. Ce qu’on appelle le « soi »
pourrait être considéré comme ce qui émerge de ce conflit.
À chaque instant, il y aurait donc plusieurs états conscients possibles,
mais seulement une de ces « versions multiples »
connaîtra son heure de gloire et deviendra célèbre, autrement
dit consciente, l’espace d’un instant.
Selon
ce modèle, la conscience ne peut être localisée de façon
précise ni dans le temps, ni dans une région particulière
du cerveau, ce qui exclut donc complètement les
modèles classiques du type « théâtre cartésien
».
Un autre
concept, celui-là aux multiples variantes, est celui «d’espace
de travail global». Développé à l’origine
par le psychologue Bernard
Baars, ce concept s’appuie sur l’observation que le cerveau humain
comprend plusieurs systèmes spécialisés (reliés à
la
perception, à l’attention,
au langage,
etc.) qui accomplissent chacun leur tâche à un niveau qui
n’atteint pas le seuil de la conscience.
Celle-ci serait rendue possible quand
ces différents sous-systèmes mettent en commun certains résultats
de leurs opérations dans un même «espace de travail global».
Quand ces données s’expriment dans ce forum, elles deviennent accessibles
pour l’ensemble du cerveau, et par conséquent, conscientes. Comme
dans les versions multiples de Dennett, différents éléments
vont entrer en compétition pour capter notre attention en fonction des
intérêts du moment de l’organisme et une seule à la
fois pourra mobiliser l’espace de travail, ce qui expliquerait pourquoi
l’on ne peut être conscient que d’une seule chose à la
fois.
D’après
Dehaene et al. 2003.
L’espace
de travail neuronal postulé par Baars serait donc un lieu d’échange
d’information. D’autres sous-systèmes peuvent alors eux aussi
profiter de cette information disponible et c’est cette disponibilité
qui constituerait la conscience, contrairement à l’information traitée
par les sous-systèmes isolés qui, elle, demeure inconsciente. Cette
conception de la conscience, proche d’une forme de mémoire
de travail momentanée, permet de rendre compte de l’interaction
entre les processus conscients et inconscients observés dans divers phénomènes.
Partant du concept « d’espace
de travail global », Jean-Pierre
Changeux et Stanislas Dehaene vont le bonifier en lui intégrant une
base neuro-anatomique. Articulé autour des neurones
pyramidaux du cortex cérébral qui possèdent de longs
axones capables de relier entre elles des aires corticales éloignées,
ce modèle se veut en quelque sorte un «circuit neuronal» de
l’espace de travail conscient.
Changeux
et Dehaene vont tenter de décrire les divers états que l’on
peut observer dans ce modèle connexionniste
de la conscience et, dans un deuxième temps, d’identifier les mécanismes
qui permettent de passer d’un état à l’autre.
Contrairement
au modèle initial de Baars et à plusieurs autres études d’imagerie
cérébrale qui ne faisaient que distinguer un état conscient
de multiples états inconscients, on distingue ici trois états d’activation
possibles :
D’après
Dehaene et al. 2006.
-
un premier niveau de traitement subliminal où l’activation
de bas en haut n’est pas suffisante pour déclencher un état
d’activation à grande échelle dans le réseau;
-
un second niveau préconscient qui possède suffisamment
d’activation pour accéder à la conscience mais est temporairement
mis en veilleuse par manque d’attention
de haut en bas;
- un troisième niveau conscient,
qui envahit l’espace de travail global lorsqu’un stimulus préconscient
reçoit suffisamment d’attention pour franchir le seuil de la conscience.
Francis
Crick et Christof Koch se penchent eux aussi sur les corrélats neuronaux
de la conscience, mais en se concentrant sur les
circuits du système visuel. Pour eux, la clé des processus conscients
se trouverait dans les oscillations neuronales synchronisées
que l’on retrouve dans le cortex à des fréquences avoisinant
les 40 Hertz (35 à 75 Hz).
On
observe en effet que différentes aires cérébrales visuelles
répondant à différentes caractéristiques d’un
même objet (forme, couleur, mouvement, etc.) vont faire feu en même
temps selon un rythme précis. Et pour un autre objet situé juste
à côté, d’autres neurones des différentes aires
visuelles vont également faire feu de manière synchrone mais
avec un décalage par rapport aux neurones associés au premier objet.
C’est
donc de la synchronisation temporelle des oscillations de l’activité
neuronale que naîtrait l’unité perceptuelle consciente. Cette
réponse possible au fameux problème
de liaison des différents modules de traitement sensoriel en parallèle
(« binding problem », en anglais) est une hypothèse de travail
maintenant fort répandue.
Rodolfo
Llinás met quant à lui l’accent sur une forme de synchronisation
neuronale globale, qui pourrait s’avérer essentielle pour déterminer
quelle perception particulière devient consciente. Selon Llinás
le thalamus déclenche des oscillations corticales qui balaient le cerveau
de l’avant à l’arrière en 25 millisecondes, soit 40
fois par seconde. On retrouve donc ici la même fréquence de 40 Hz
fréquemment associée à l’unité perceptuelle
consciente.
Il y aurait donc, en plus
des oscillations corticales pouvant lier ensemble les différents aspects
d’un percept, ce second type de synchronie entre une assemblée
neuronale donnée et ces oscillations thalamiques non spécifiques.
L’assemblée qui devient consciente serait celle qui est en phase
avec l’oscillation non-spécifique.
Gérald
Edelman accorde moins d’importance à l’activité
spécifique de certains neurones qu’à l’organisation
générale des circuits cérébraux. Partant de l’observation
que la conscience n'a pas toujours existé et qu'elle apparaît au
cours de l’évolution des espèces tout comme elle apparaît
à un moment donné au cours du développement
d’un être humain, il tente de cerner quelles sont les nouvelles
architectures cérébrales qui donnent lieu à l’apparition
de la conscience.
Par un mécanisme
sélectif qu’il nomme « darwinisme neuronal » (voir capsule
outil à gauche), il se crée, selon Edelman, un système de
cartes neuronales constituées d’assemblées
de neurones responsables de nos différentes possibilités perceptuelles.
Quand le cerveau reçoit une nouvelle
stimulation, plusieurs cartes vont être activées et vont s’envoyer
des signaux mutuels. C’est ce pattern d’interconnexions entre différentes
cartes neurales qu’Edelman appelle les « boucles réentrantes
». Les connexions réciproques entre le thalamus et le cortex, aussi
appelées boucles
thalamo-corticales, seraient au cœur de ce modèle de "cartes
réentrantes" dont le fonctionnement en boucle constitue pour Edelman le
point de départ de la conscience.
Celle-ci
n’est donc pas associée à une structure anatomique permanente,
mais plutôt à un pattern d’activité éphémère
présent à différents endroits dans le cortex où ces
boucles réentrantes le permettent. Voilà pourquoi Edelman et Giulio
Tononi parlent plutôt d’un «noyau dynamique» pour décrire
les processus conscients.
Cette nature
dynamique de la conscience, on la retrouve également chez Walter
J. Freeman qui fait appel aux mathématiques de la dynamique
non-linéaire pour interpréter les oscillations neuronales
associées aux phénomènes conscients.
Pour
Freeman, le cerveau répond au changement du monde en déstabilisant
ses cortex sensoriels primaires. Ces nouveaux patterns d’oscillation chaotiques
donnent l'impression d'être du bruit, mais cachent un ordre sous-jacent
permettant de construire sans cesse de nouvelles significations.
La
conscience joue alors le rôle d’un opérateur qui module ces
dynamiques cérébrales. Résidant nulle part et partout, elle
reforme constamment des contenus conscients qui sont fournis par les différentes
parties du cerveau et qui subissent les changements rapides et étendus
que l’on attribue à la pensée humaine.
Cette
pensée consciente et les décisions qui en découlent n’impliquent
pas seulement des raisonnements abstraits. Pour Antonio
Damasio, on ne peut penser la conscience sans y inclure le constant monitoring
d’une boucle affective au sein de laquelle le cerveau et le corps se répondent
continuellement (par le système
nerveux végétatif, le système endocrinien, etc.).
Damasio
défend l’idée que nos pensées conscientes dépendent
substantiellement de nos perceptions viscérales. Pour lui, la conscience
se construit à l’écoute du milieu somatique intérieur
(notamment via l'insula),
et ce monitoring a évolué parce qu’il nous permet d’utiliser
ces états somatiques pour marquer, ou si l’on veut, évaluer,
les perceptions extérieures. D’où son concept de marqueur
somatique qui décrit la façon dont les perceptions du monde
extérieur interagissent avec les émotions du monde intérieur.
Un dernier concept qui étend encore
plus largement le rôle du corps et de l’environnement dans la genèse
des processus conscients est celui d’énaction. Développé
par Francisco
Varela et s’inscrivant dans le mouvement de la cognition incarnée,
l’idée centrale de l’énaction est que les facultés
cognitives se développent parce qu’un corps interagit en temps réel
avec un environnement donné.
Dans
la perspective de l’énaction, la perception n’a rien à
voir avec une réception passive. Elle est indissociablement liée
à la manière dont le système corps-cerveau parvient à
guider ses actions dans sa situation locale du moment. Dans le langage de l’énaction,
les sens permettent « d’énacter » des significations,
c’est-à-dire de modifier notre environnement tout en étant
constamment façonné par lui.
L’essence
de la cognition et de la conscience n’est alors pas à rechercher
dans des représentations d’un monde complètement extérieur
à nous, ni uniquement dans une organisation neuronale particulière,
mais dépend de l’ensemble des structures sensori-motrices d’un
organisme et de ses capacités d’action corporelles « couplées
» à un environnement particulier.