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Libre
arbitre et neuroscience
Daniel
Wegner : un apport scientifique difficile à oublier
Lactivité
endogène du cerveau force à repenser plusieurs phénomènes

Libre
arbitre et neuroscience
Certains ont pensé qu’en
ajoutant du hasard, un peu comme dans l’approche
probabiliste en physique quantique, on pourrait briser le déterminisme
de la nature. Mais cette proposition en laisse plusieurs insatisfaits car elle
ne formule pas, au fond, ce qu’ils voudraient entendre : que leur propres
efforts, et non la chance, font une différence dans la façon dont
ils mènent leur vie. |
Se demander si c’est notre
conscience qui est la cause première de nos actes volontaires ne remet
pas nécessairement en cause le rôle certain que joue la délibération
rationnelle ou les émotions dans nos prises de décision. Peser le
pour et le contre d’une action, que ce soit avec la raison consciente ou
des émotions inconscientes, est quelque chose de très utile et qui
a effectivement été sélectionné
très largement par l’évolution dans le règne
animal. |
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LA QUESTION DU LIBRE-ARBITRE | | S’il fallait
décerner un prix au problème philosophique le plus débattu
dans l’histoire, celui du libre arbitre remporterait probablement la palme.
Quoi de plus normal, à première vue, de penser que nous sommes bien
l’auteur de nos faits et gestes. Seulement voilà, très tôt
dans l’Antiquité grecque le caractère déterministe
des lois de la nature, qui commençait à voir le jour, fut mis en
opposition avec notre libre arbitre. Car
si l’univers suit des lois déterministes, alors tout ce qui advient
est inévitable et il n’y a plus de place pour notre libre arbitre.
Cette position où tout ce que nous faisons est déterminé
par des causes qui nous dépassent a, on s’en doute, des implications
morales importantes, c’est-à-dire des implications sociales sur notre
rapport aux autres. D’où
les débats vigoureux entre ceux qui voient là une incompatibilité
majeure et qui affirment que si l’univers est déterministe, et comme
nous en faisons partie et n’échappons pas à ses lois,
le libre arbitre ne peut être autre chose qu’une illusion. Et d’autre
part, ceux qui avancent différentes propositions pour tenter de sauver
le libre arbitre et le rendre compatible avec le caractère déterministe
de l’univers (voir l'encadré). Car
l’impression que nous avons d’être à l’origine
de nos actes est un sentiment puissant. À tout moment, nous ressentons
naturellement que c’est « nous » qui causons nos actions en
décidant consciemment de les faire. On peut donc reformuler la question
du libre arbitre ainsi : est-ce que la conscience volontaire joue bel
et bien un rôle dans nos prises de décision ? Pour
y voir plus clair, il faut d’une part faire la distinction entre un agent
capable de causer un certain nombre d’effets dans le monde, et d’autre
part le fait que ce soit la conscience volontaire qui puisse être la cause
première de ces effets. Les êtres
humains, comme tous les animaux d’ailleurs, sont très certainement
des agents dans le sens où ils agissent constamment sur le monde qui les
entoure. Mais est-ce que les mouvements
volontaires à l’origine de ces actions prennent naissance dans
leur conscience ? Voilà la question. Les
techniques d’imagerie cérébrale (voir la capsule outil à
gauche), qui permettent de suivre la dynamique de l’activation neuronale
associée à un acte volontaire, peuvent nous aider à y répondre.
Grâce à ces techniques, on a pu observer que nos
gestes sont initiés dans les régions préfrontales de notre
cerveau. Des signaux sont ensuite envoyés aux régions
prémotrices qui programment le mouvement dans le détail, puis
aux régions motrices qui l’exécutent. Et c’est la même
chose pour le langage, avec l’aire
de Broca qui produit l’output moteur qui va éventuellement activer
les muscles de la bouche et du larynx qui nous permettent de parler. Ceci
étant, on peut raffiner encore un peu plus notre question en la reformulant
comme suit : sommes-nous capables de déclencher consciemment cette
activité cérébrale qui semble mener ensuite irrémédiablement
à une action volontaire ? Pour cela, il faudrait bien entendu
que notre décision consciente précède, d’une durée
aussi courte soit-elle, cette activité cérébrale associée
à la préparation puis à l'exécution d'un geste volontaire.
Bien que les études d’imagerie qui viennent
d’être décrites datent des années 1990, on sait depuis
les années 1960 que toute action motrice volontaire est précédée
d’un « potentiel évoqué primaire » (« readiness
potential », en anglais) sur le tracé de l’électroencéphalogramme
(ou EEG) du sujet. Il s’agit concrètement d’une déflexion
importante du tracé qui survient un peu moins d’une seconde avant
l’action proprement dite. Voilà l’observation
qui amena le neurophysiologiste Benjamin Libet à réaliser
l’une des expériences
les plus controversée de l’histoire des neurosciences. Libet
s’est simplement demandé si cela voulait dire que l’individu
éprouvait le désir conscient d’agir un peu moins d’une
seconde avant toute action volontaire. Car si c’est bien la décision
consciente qui initie l’action, alors ce sentiment subjectif de désirer
consciemment faire une action devrait survenir avant, ou au pire, en même
temps que le début du « potentiel évoqué primaire ».
Libet conçut donc une expérience
où il pouvait chronométrer trois événements : le début
d’un mouvement volontaire simple comme fléchir le poignet; le début
du « potentiel évoqué primaire » sur l’EEG; et
le moment où le sujet avait l’impression subjective de décider
consciemment d’effectuer le mouvement. | | Ses résultats
démontrèrent que c’est le « potentiel évoqué
primaire » qui commence le premier à environ 550 millisecondes (ms)
avant l’action. Et c’est seulement ensuite, un bon 350 ms
après, que le sujet rapporte commander consciemment le mouvement,
qui survient finalement 200 ms plus tard (voir la figure ci-dessous). 
Comment peut-on interpréter ce résultat ? Il semble que la
conscience volontaire arrive beaucoup trop tard pour être à l’origine
de l’action. Et si le cerveau peut initier nos mouvements volontaires avant
même l’apparition d’une volonté consciente de faire ces
mouvements, quel rôle reste-t-il pour la conscience ? Est-ce alors la fin
de notre libre arbitre ?
Cela nous ramène en
tout cas à l’hypothèse que notre conscience subjective ne
serait qu’une illusion, comme certains l’ont soutenu depuis longtemps
et comme semble le démontrer cette expérience. Mais il serait bon
de rappeler ici qu’une illusion n’est pas quelque chose qui n’existe
pas mais plutôt quelque
chose qui n’est pas ce qu’il semble être. L’impression
subjective persistante que nous sommes à l’origine de nos actes pourrait
être bien réelle mais pas ce qu’elle semble être, en
l’occurrence la cause première de tous nos comportements volontaires.
Il faudrait alors se demander comment on peut apprendre à vivre avec cette
autre conception du libre arbitre. | |