La conscience comme un sujet de
recherche scientifique a longtemps été considéré
comme quelque chose de mauvais goût dans les universités. Mais graduellement,
dans les années 1980, puis surtout dans les années 1990 avec l'accessibilité
de plus en plus grande des techniques d'imagerie cérébrale, la conscience
comme champ de recherche multidisciplinaire a peu à peu été
reconnue.
Et en ce début de XXIe siècle, l'étude de la
conscience est un domaine en pleine ébullition, avec évidemment
beaucoup de spéculation et un
foisonnement de théories explicatives dont très peu franchiront
probablement l'épreuve du temps dans leur forme actuelle.
Parviendra-t-on
un jour à donner une explication satisfaisante de la conscience ?
Certains en doutent et disent que l’origine
de la conscience est si complexe qu’un cerveau humain aurait
les mêmes chances de la comprendre qu’un ver de terre de comprendre
un singe…
Même si ce doute persiste,
nous devons tout de même tenter d’en identifier les
différentes propriétés pour pouvoir mieux la définir
car de nombreux enjeux cliniques et éthiques en découlent. On n’a
qu’à penser aux personnes dans le
coma et à la difficulté de déterminer leur niveau
de conscience, et les choix parfois difficiles qui en découlent. Ou alors
le degré de conscience que l’on accorde à différents
animaux, ou au fœtus
humain à ses différents stades de développement.
Des
choix éthiques bien concrets découlent de notre capacité
à juger de leur état de conscience, d’où la légitimité
de la recherche sur ce sujet.
QU'EST-CE QUE LA CONSCIENCE?
Qu’est-ce que
la conscience ? Une première approche pour tenter de cerner ce phénomène
à la fois si familier et si mystérieux est d’essayer de le
définir par la négative. Autrement dit, quand n’est-on plus
conscient ? Ce peut être simplement quand
on ferme les yeux : on perd alors notre expérience visuelle consciente.
Ou quand on se fait arracher une dent sous anesthésie : c’est ici
la conscience de la douleur qui disparaît.
La
conscience, c’est aussi ce que l’on perd lorsque
l’on s’endort. Mais ici, c’est déjà moins
simple puisque nous avons conscience de nos rêves.
Ces derniers, malgré leur manque de cohérence ou leur côté
fantaisiste, sont souvent vécus comme une expérience consciente
intense. Ce serait donc plutôt lorsque nous atteignons les
stades de sommeil profond que nous perdons réellement conscience. Et
même dans ce cas, il serait plus juste de dire que nous avons alors très
peu conscience, et non aucune conscience, car une mère peut entendre son
enfant pleurer même durant son sommeil profond…
Plusieurs
caractéristiques de ce que nous appelons la conscience sont aussi progressivement
perdues par les personnes souffrant de la "maladie
d’Alzheimer". Celles-ci deviennent détachées de tout
ce qui se passe autour et ne sont même plus sûres de leur propre identité.
Voir quelqu’un dans le coma
après un traumatisme cérébral a quelque chose d’encore
plus troublant, parce qu’aucune manifestation consciente n’émane
de ce corps pourtant vivant.
Si nous essayons de définir
la conscience un peu plus directement, le premier problème qui se pose
vient du fait qu’une expérience consciente n’est accessible
qu’à la personne qui l’expérimente. Sans parler de la
difficulté pour une personne d’exprimer verbalement avec clarté
et fiabilité le contenu d’une expérience consciente subjective.
C’est tout le problème de ce que l’on nomme les
« qualia » ou encore la dimension phénoménologique de
la conscience.
Un autre problème vient du fait que
nous employons le mot conscience à différentes sauces. Cela
constitue un obstacle de taille à son étude, bien que dans certains
cas ces différences soient surtout des différences
de degrés plutôt que de nature. Néanmoins, la confusion
nous guette quand on parle de la conscience sans préciser à laquelle
de ses nombreuses manifestations on veut faire référence. Car on
peut utiliser le mot conscience pour désigner :
- le fait de ne pas être endormi ou de
ne pas tomber « sans connaissance »;
- le fait
de porter attention à un stimulus externe particulier, comme à un
obstacle qui se dresse devant nous, ou à un état mental comme un
souvenir, une émotion, etc.;
- la conscience
de soi comme construction autobiographique (ou épisodique),
qui nous donne le sentiment d’être la même personne que la veille;
- notre capacité à nous diagnostiquer
des intentions et des motivations suite à une introspection de nos comportements;
- l’appréciation morale que l’on
porte sur ces comportements et qui nous donne l’impression d’avoir
un libre arbitre;
Comme
si ce n’était pas encore assez compliqué, on parle aussi «
d’élever la conscience » de nos concitoyens, face à
des enjeux politiques par exemple. C’est ce que l’on nomme généralement
la
conscience morale. Elle
se développe durant l’enfance, mais aussi chaque fois que le
focus de l’attention passe de soi-même aux autres, à l’ensemble
de l’espèce, à la planète toute entière, etc.
"Un film, avec son flot ininterrompu
d’images reliées thématiquement, son récit visuel façonné
par le point de vue et les valeurs de son réalisateur, est loin d’être
une mauvaise métaphore pour notre « courant de conscience »
lui-même (« stream of consciousness », en anglais). [...] Le
mécanisme de notre connaissance du monde en est un de type cinématographique."
La petite blague qui suit, difficilement
traduisible en français, résume la position d’un idéaliste
sur le rapport matière/esprit :
« What is mind? No matter.
What is matter? Never mind. »
Est-ce que les animaux sont conscients
? Et les ordinateurs, le sont-ils ou pourront-ils l’être un jour ?
Face à ces questions, l’option dualiste ne peut que dire que les
animaux inférieurs ou les machines ne peuvent être conscients que
s’ils possèdent cette autre substance qui est associée pour
eux à la conscience. Mais comment le savoir ?
L’option matérialiste
voit les choses différemment. Pour ses tenants, il n’y a pas de substance
spéciale pour l’esprit chez les êtres humains ou ailleurs.
Il n’y a que des processus cérébraux, et certains d’entre
eux font ressentir «ce
que cela fait d’être» qui ils sont à ceux
qui les possèdent.
Contrairement aux dualistes qui sont pris dans
une logique binaire quant à la présence ou l’absence de leur
substance autre chez tel animal ou telle machine, les matérialistes voient
donc la
conscience comme un continuum.
De cette façon, il est
clair que les humains, les singes et les chats partagent une certaine forme de
conscience. Mais les roches, les graines et les bactéries n’ont probablement
pas de conscience. Entre les deux cependant, il peut exister tout un spectre où
la conscience existe à différents degrés.
LES APPROCHES PHILOSOPHIQUES DE LA CONSCIENCE
Ce n’est pas
d’hier que le caractère subjectif de la conscience humaine intrigue
et fascine. Bien avant qu’on parle de «
problème difficile » de la conscience, nombre de philosophes
avaient tenté d’expliquer comment la conscience subjective s’insère
dans le monde objectif. D’où les
multiples traditions philosophiques avec chacune leur conception du rapport entre
le corps et l’esprit, conceptions qui découlent évidemment
d'une vision plus large du monde que mettent de l'avant ces philosophies.
Comme
il serait trop long de raconter ici l’histoire de chacune de ces traditions
philosophiques, nous nous contenterons d’en résumer quatre qui ont
eu de tout temps leurs défenseurs : l’idéalisme, le dualisme,
le matérialisme et le mystérisme.
L’option
idéaliste pose qu’il n’y a rien d’autre
dans le monde que des expériences conscientes. Le monde matériel
est donc considéré comme une simple illusion de notre conscience.
George
Berkeley (1685-1753)
Dans sa forme radicale
proposée par George Berkeley au XVIIIe siècle, l’idéalisme
règle du coup le difficile problème de l’interaction matière/esprit
puisque tout est esprit et qu’il n’y a plus de matière. Mais
cela constitue un tel affront au sens commun que déjà plusieurs
de ses contemporains rejetaient cette position. Une position qui va à l’encontre
du réalisme à la base de toute la méthode scientifique mais
qui est toutefois difficile à disqualifier complètement : toute
preuve concrète du monde physique peut toujours être transformé
en une impression de ce monde. De plus, ses avantages philosophiques sont séduisants
et ont influencé toute une tradition de penseurs (Hegel, Schopenhauer,
Husserl, Bergson, etc).
Ceux qui ne
veulent rejeter ni l’existence du monde matériel, ni l’existence
de l’esprit se réclament de la tradition dualiste.
Pour eux, il existe tout simplement deux mondes, celui de la matière et
celui de l’esprit. Les dualistes doivent alors expliquer comment une vie
de l’esprit est possible dans un corps de chair. Se pose alors la question,
très difficile pour le dualisme, de l’interaction possible entre
ces deux réalités.
René Descartes
pensait que les échanges entre le corps matériel et l’âme
immatérielle se faisaient par la glande pinéale. Descartes avait
en effet noté que cette
structure semblait la seule à n’être pas bilatérale
dans le cerveau, mais bien centrale et unique. Connaissant aujourd’hui l’importance
de la glande pinéale pour l’horloge biologique humaine, cela
peut sembler quelque peu farfelu, mais à l’époque de Descartes
c’était une solution honnête à une question cruciale
qui demeure le talon d'Achille des options dualistes.
La position matérialiste,
déjà défendue dans l’Antiquité par Démocrite,
Épicure
ou Lucrèce, affirme qu’il n’y a rien d’autre dans le
monde que de la matière. À l’instar de l’idéalisme,
il s’agit donc d’un monisme (position qui n’admet l’existence
que d’une seule substance), mais la substance unique est ici la matière.
Par conséquent, la conscience subjective n’est que le produit des
interactions neuronales de notre cerveau. Pour les tenants de sa version la plus
radicale, quand nous aurons décrit le fonctionnement de tous les processus
cérébraux à l’origine des différentes composantes
de la conscience, nous aurons dit tout ce qu’il y a à dire sur celle-ci.
Démocrite
(vers 460-370 av. J.-C.)
L’option
mystérienne plaide pour sa part qu’il n’y
a probablement pas de solution à ce problème et que la conscience
restera pour nous toujours un mystère.
Pour
les tenants de cette position, le vertige que l’on ressent face au problème
difficile de la conscience pourrait être dû aux capacités
cognitives restreintes de notre cerveau. Nous serions ainsi incapables de nous
représenter comment l’activité neurale peut produire un sentiment
subjectif pour les mêmes raisons qu’il nous est impossible de retenir
100 chiffres dans notre mémoire
de travail ou de visualiser un espace à 7 dimensions : à cause
des limites cognitives de notre outil de pensée.
Bien qu’il soit désigné
comme un structuraliste, c’est-à-dire quelqu’un qui mettait
l’accent sur la structure des associations entre les phénomènes
mentaux, Edward B. Titchener reconnaissait aussi un aspect fonctionnel
à la psychologie, approche qui avait été privilégiée
entre autre par William James.
Les psychologues behavioristes reçurent
l’appui de certains philosophes. Gilbert Ryle (1900-1976),
par exemple, s’opposait à la notion de subjectivité individuelle
qu’il associait à un «fantôme dans la machine»
pour montrer son incohérence. Tout au plus pouvait-il y avoir pour lui
des attributs mentaux à nos comportements, autrement dit de simples dispositions
à agir d’une manière plutôt qu’une autre.
Un
autre philosophe associé à cette école dite du «behaviorisme
logique» fut Ludwig Wittgenstein (1889-1951).
Celui-ci affirmait qu’une vérification publique des états
mentaux est essentielle pour le langage humain fonctionne. Un langage dont les
affirmations ne pourraient être vérifiées que par une seule
personne n’aurait pas de sens. Par conséquent, pour lui, nos affirmations
sur nos états mentaux subjectifs ne veulent donc rien dire parce qu’elles
ne sont vérifiées que par nous-mêmes.
D’où
sa célèbre analogie de la subjectivité personnelle avec une
boîte propre à chacun et à l’intérieur de laquelle
personne d’autre que nous ne pourrait voir. Tout le monde pourrait se
mettre à parler, par exemple, d’un coléoptère qui se
trouve dans sa boîte et chacun pourrait très bien parler de choses
complètement différentes, ou de rien du tout. Bref, pour Wittgenstein,
pour que nos contenus mentaux aient une quelconque valeur objective, il fallait
qu’ils soient connectés aux comportements qui les rendent directement
observables.
L'APPORT DES SCIENCES COGNITIVES
Vers le milieu du XXe
siècle, on vit plusieurs figures marquantes de disciplines comme la psychologie,
l’informatique, la linguistique, l’anthropologie, les mathématiques
et la neurobiologie se réunir lors de colloques pour tenter de mettre en
commun leurs connaissances. Leur but ? Accoucher d’une nouvelle science
interdisciplinaire capable de comprendre l’esprit humain dans ses multiples
facettes. Vaste programme…
Ce qu’on
a appelé les « sciences cognitives », dans
la foulée de ces rencontres, vise donc à mettre en commun les données
de nombreuses disciplines afin de mieux comprendre des phénomènes
aussi divers que la perception,
le langage,
le raisonnement ou la conscience.
Avant
de présenter les grands courants au sein des sciences cognitives, il est
bon de revenir un peu en arrière pour rappeler le contexte de leur émergence.
La question du fonctionnement de l’esprit humain et de son rapport avec
le cerveau et le corps ne date pas d’hier, et de
nombreuses approches philosophiques ont été proposées
au fil des siècles.
De sorte qu’au
XIXe siècle et au début du XXe, il existait une tradition de recherche
en psychologie appelée structuralisme. Représentés par des
chercheurs comme Wilhelm Wundt et Edward B.Titchener, les structuralistes utilisaient
l'introspection pour tenter de décrire les composantes élémentaires
de l'esprit humain. Une perception sensorielle reposait par exemple pour eux sur
la structure des associations entre de nombreuses sensations (d'où le nom
de “structuralisme”).
En
décrivant les combinaisons possibles de ces éléments, les
structuralistes pensaient pouvoir en déduire des lois aussi générales
et puissantes que celle du monde matériel. Outre le dualisme
implicite de cette approche, celle-ci fut critiquée pour la difficulté
de vérifier expérimentalement l’introspection qui était
à la base du structuralisme.
Ainsi
naquit un mouvement radicalement opposé au structuralisme : le behaviorisme.
Pour ses pionniers comme John B. Watson et B. F. Skinner,
on ne pouvait bâtir une approche scientifique de la psychologie sur des
états subjectifs de nature essentiellement privée. Au contraire,
cette nouvelle psychologie devait être basée uniquement sur l’étude
expérimentale du comportement (d’où le nom qui vient de «
behavior », comportement en anglais), et non plus sur les jugements individuels
relatifs à nos sentiments et nos états d’âme.
Pour faire de la psychologie une véritable
science, seuls seront donc étudiés les phénomènes
observables, c’est-à-dire les stimuli qui s’exercent sur l’organisme
et les réponses que donne cet organisme. Le cerveau est par conséquent
considéré comme une "boîte noire" dans le sens où ce
qui s’y passe est, par nature, inobservable.
Les processus mentaux non observables étant
exclus du champ de la psychologie scientifique, des notions comme la conscience
et les concepts qui s’y rattachent perdent alors tout intérêt.
Ce courant comportementaliste fit néanmoins
beaucoup de découvertes, en particulier sur le conditionnement
opérant des comportements, en expérimentant avec des rats et
des pigeons. Inutile de dire qu’il s’agissait d’une école
extrêmement centrée sur l’influence de l’environnement
sur nos processus mentaux. Watson allait même jusqu’à dire
que la structure de notre esprit est entièrement façonnée
par les récompenses et les punitions de notre environnement, et par aucune
influence génétique.
Pour caricaturer
cette position behavioriste radicale, ses détracteurs faisaient remarquer
qu’un behavioriste qui en rencontre un autre n’aurait pas d'autres
choix que de lui dire : « Vous allez bien aujourd’hui ! Et moi, comment
vais-je ?»…
Pendant ce temps-là,
vers le milieu du XXe siècle, la série de conférences tenues
à New York dont on parlait plus haut déclencha la création
d’un courant de pensée qui allait recevoir le nom de cybernétique
(voir capsule outil à gauche).
La
cybernétique s’intéressait à la façon dont circule
l’information tant chez les êtres vivants que dans les systèmes
complexes artificiels conçus par l’être humain. Par conséquent,
on ne s’étonnera pas que l’informatique, qui en était
alors à ses balbutiements, s’en soit beaucoup inspirée. À
la même époque se développait aussi la linguistique en tant
que véritable domaine scientifique consacré à l’une
de nos capacités mentales les plus sophistiquées, le
langage.
Les écrits de certains linguistes
comme Noam
Chomsky contre le behaviorisme ont mis en évidence les lacunes de cette
approche dans l’étude d’un phénomène complexe
comme le langage humain. Ces attaques ont été dans les années
1960 pour le behaviorisme ce que les écrits de Watson avaient été
pour le structuralisme au début du siècle : un dur coup.
L’esprit
humain était de moins en moins considéré comme une boîte
noire et toutes ces nouvelles disciplines (cybernétique, informatique,
linguistique, etc) commencèrent de fructueuses interactions que certains
nommèrent la
« révolution cognitive ».
Le philosophe Daniel Dennett
compare le modèle classique de la conscience à une scène
de théâtre. Ce qui est conscient serait alors la partie de cette
scène qui se retrouve pour ainsi dire sous le feu des projecteurs. Ce modèle
implique donc la présence d’un spectateur qui puisse être en
mesure d’apprécier quelle partie de la scène est éclairée,
autrement dit sur quoi porte la conscience à un instant donné.
Le
recours à un tel homoncule (ou « petit homme ») pour rendre
possible la conscience nous entraîne tout droit dans ce que l’on appelle
une régression à l’infini, soutiennent des
philosophes comme Dennett. Car qui va permettre à notre spectateur de prendre
conscience de la partie de la scène éclairée, sinon un autre
spectateur qui serait situé dans sa tête à lui, et ainsi de
suite jusqu’à l’infini ?
Une part importante de la démarche
scientifique consiste à essayer d’invalider une hypothèse
de départ en concevant des expériences appropriées.
Dans le cas du modèle du théâtre cartésien de la conscience,
on cherchera par exemple à démontrer que la conscience n’est
pas un événement tout ou rien mais peut prendre des formes intermédiaires,
donc être une variable. Comment ? En essayant, dans un
premier temps, de trouver au moins un autre état possible puisque le propre
d’une variable est de pouvoir… varier ! D’où les nombreuses
expériences en neurosciences visant à mettre en évidence
des processus mentaux inconscients ou partiellement conscients.
Appliqué à d’autres disciplines, la découverte
de la gravité presque nulle dans l’espace comparée à
la gravité terrestre en serait un exemple. C’est d’ailleurs
en imaginant différentes grandeurs et différentes directions à
la gravité que Newton a pu solutionner le vieux problème du mouvement
des astres.
Découvrir des conditions de comparaison a même
été la clé permettant l’émergence de disciplines
entière comme la biologie (les espèces ne sont pas fixes mais varient
sur des temps géologiques), les sciences de la Terre (la
position des continents n’est pas stable mais à la dérive),
etc. Et toutes ces percées se sont heurtées, comme pour l’étude
de la conscience, à de fortes résistances à leur époque.
LES FAILLES DU MODÈLE CLASSIQUE DE LA CONSCIENCE
Malgré les
nombreux sens que l’on donne au mot conscience dans le langage courant,
nous avons souvent une image qui nous vient à l’esprit lorsqu’on
entend ce mot : celle d’un petit « moi » confortablement assis
dans notre tête et qui regarde ce qui se passe dans le monde comme un spectateur
regarde un film. De temps en temps, ce spectateur peut commenter ce film avec
la « petite voix intérieure » que nous connaissons bien ou
alors décider
librement d’un comportement
inspiré par ce film.
Dans
cette conception populaire, la conscience est vue comme un contenant d’idées
et d’images, avec une fenêtre sur le monde pour la perception d’un
côté et une porte pour l’action de l’autre. Qualifié
par certains de « réaliste naïf », ce modèle est
celui du sens commun, celui que nous avons souvent par défaut.
Illustration
du modèle classique de la conscience.
Le
philosophe Daniel
Dennett, un farouche opposant à ce modèle (voir l’encadré),
l’a surnommé le « théâtre cartésien »
parce que les idées y sont examinées « à la lumière
de la raison » qui les éclaire comme un projecteur éclaire
une scène de théâtre ou l’écran d’une salle
de cinéma.
La régression à l’infinie
engendrée par le recours à un homoncule dans le modèle du
théâtre cartésien de la conscience (voir l’encadré).
D’après Jennifer Garcia.
Le
théâtre cartésien, dont on retrouve les origines non seulement
chez Descartes
mais aussi chez Platon, est l’une des métaphores les plus intuitives
et les plus tenaces de la conscience humaine. Pas étonnant puisqu’elle
s’accorde à merveille avec plusieurs autres conceptions sur la pensée.
Ne dit-on pas que l’on a quelque chose «dans la tête»
ou encore simplement «je vois» (…sur la scène du théâtre)
quand on comprend une idée ?
Une
recension des caractéristiques de cette conception de
la conscience donnerait quelque chose comme la liste suivante :
la perception est une fenêtre transparente sur le monde;
les
actions ont comme causes les intentions générées librement
par la conscience;
ces intentions se forment
dans la conscience sur la base de prémisses consciemment accessibles;
cela implique qu’il existe un lieu dans le cerveau
où les informations sont collectées pour être rendues conscientes,
un lieu où la conscience jaillit de façon tout ou rien;
les mécanismes de la perception et de l’action
sont complètement transparents et accessibles à l’examen de
la conscience sur demande;
la cognition inconsciente
n’est pas reconnue dans ce modèle.
Mais
à mesure que les
données des neurosciences s’accumulaient, ce modèle était
de plus en plus critiqué. En particulier à cause du peu de place
qu’il accorde à toutes les activités que nous pouvons effectuer
inconsciemment. À tel point que les publications d’aujourd’hui
sur la «conscience» sont en fait remplies d’expériences
démontrant la
présence de processus inconscients dans notre cerveau. Mais pourquoi
une telle insistance sur la recherche de processus inconscients ?
Dans
l’histoire des sciences, de nombreuses percées importantes sont venues
du fait qu’une entité qu’on assumait comme une constante (par
exemple la gravité ou la pression atmosphérique) s’est finalement
avérée être une variable (voir l’encadré).
Or
le modèle du théâtre cartésien nous présente
la conscience comme une manifestation « tout ou rien », unitaire et
indivisible, bref comme une constante. Mais l’est-elle vraiment ?
Devant
ce modèle de la conscience, comme devant n’importe quel autre modèle,
la démarche scientifique consiste à essayer de l’invalider,
de voir si par exemple on ne pourrait pas le prendre en défaut sur certains
points, sur la présence de processus inconscients par exemple, ou encore
sur un caractère
graduel de la conscience.
Voilà donc pourquoi tant de neurobiologistes cherchent (et réussissent)
à mettre en évidence des processus mentaux inconscients tant dans
la perception, la pensée ou l’action. Comme le modèle classique
de la conscience ne laisse aucune place aux processus inconscients, chaque démonstration
de leur existence équivaut à une faille dans le modèle. Et
ces
failles sont si nombreuses que le modèle n’est pas loin de s’écrouler…
« L'Homme n';a désormais plus rien à
faire de l'Esprit;, il lui suffit d'être un Homme neuronal.
»
- Jean-Pierre
Changeux, L’Homme neuronal (1983).
« Et à ceux
qui seraient portés à objecter que l’observation d’un
cerveau ne nous montrera jamais la conscience, l’intelligence ou l’amour,
Jean-Pierre Changeux fait sienne cette boutade: quand on ouvre un réveil,
c’est la même chose, on ne voit pas l’heure qu’il est…
»
- Daniel Baril, Forum (18 novembre 2002).
L’idée centrale du
matérialisme
éliminativiste est la possibilité d’éliminer
des théories anciennes par de nouvelles plus pertinentes pour rendre compte
des progrès des sciences.
L’histoire des sciences est d’ailleurs
remplie de ces problèmes jugés d’abord insolubles et pour
lesquels on a par la suite trouvé une meilleure explication. La
chaleur est par exemple l’un de ces phénomènes dont
on a longtemps pensé qu’il ne serait jamais expliqué. Jusqu’à
ce que l’on comprenne ce qu’étaient les molécules et
comment des molécules qui s’agitent plus rapidement causent des températures
plus élevées.
Même chose pour les chromosomes
au début du XXe siècle. On ne pouvait alors imaginer comment ces
grosses molécules, qui en plus avaient l’air toutes semblables, pouvaient
être porteuses des plans de l’organisme dans toute sa complexité.
Il a fallut attendre le début des années 1950, avec la découverte
de la
structure de l’ADN par James Watson et Francis
Crick, pour comprendre le code génétique et éclaircir
ce qui avait été vu à peine 50 ans plus tôt comme un
mystère.
De la même façon, pour le matérialisme
éliminativiste, la clarté des modèles neurobiologiques viendra
des détails qui seront progressivement compris, tout comme la clarté
des mécanismes de la vie elle-même est venue des détails de
la mécanique moléculaire de la
réplication de l’ADN, de la transcription de celui-ci, de sa traduction
en protéine, etc.
D’ailleurs, pour continuer l’analogie
souvent employée entre l’explication de la vie et celle de la conscience,
si la vie correspond à de la chimie, la conscience se ramène à
une forme d’activité neuronale dans le cerveau. Nos objets mentaux
seraient ainsi des objets neuronaux. Inutile de dire que le matérialisme
éliminativiste s’oppose au fonctionnalisme
pour qui la connaissance de notre cerveau est inutile pour comprendre la cognition
humaine.
Ce sont les
techniques d'imagerie cérébrale, développées
dans les années 1970 et 1980, et largement accessibles depuis les années
1990, qui ont permis de véritablement faire entrer les neurosciences dans
les sciences cognitives, en permettant de visualiser des variations de l’activité
cérébrale lorsque le cerveau exécute une tâche.
Les
chercheurs en neurosciences cognitives (voir l'encadré à droite)
ont entrepris de dresser des ponts entre des états mentaux (perçus,
ressentis, et donc subjectifs) et des états neuraux (donc des états
physiques du cerveau, observables et mesurables).
Ces
programmes de recherche tentent ainsi d’identifier ce que l’on appelle
les « corrélats neuronaux de la conscience »,
c’est-à-dire des processus qui surviennent dans les circuits du cerveau
lors d’une expérience consciente particulière. Les neurosciences
cognitives opèrent donc clairement selon une vision du monde matérialiste
et font pour cette raison l'objet de critiques de la part d’autres
courants philosophiques.
Mais le fait
est que les neurosciences sont maintenant au centre des sciences cognitives, elles
qui n’en étaient, il y a quelques décennies à peine,
qu’une branche quelconque soumise aux grandes orientations de recherche
imposées alors par l’intelligence
artificielle.
QUELQUES CONCEPTS ET MODÈLES PROMETTEURS ISSUS DES
NEUROSCIENCES
Le nombre
de livres publiés, le nombre de colloques ou de numéros spéciaux
de revues consacrés aux relations entre cerveau et conscience est devenu
simplement confondant. Il n’en a pourtant pas toujours été
ainsi. Émettre une hypothèse sur les mécanismes de la conscience
était encore jugé comme prématuré par la communauté
scientifique dans les années 1980.
L’engouement qui s’est développé
rapidement par la suite dans les années 1990 vient, pour une grande part,
des recherches en neurosciences et de l’accessibilité
d’appareils d’imagerie cérébrale de plus en plus performants
(voir capsule outil à gauche).
Les
mentalités ont donc beaucoup changé en ce qui concerne l’étude
des bases neurobiologiques de la conscience. Comme le résumait John Searle
à propos de l’utilité d’une revue comme le Journal
of Consciousness Studies : « On ne sait pas comment ça marche
et on a besoin d’essayer toutes sortes d’idées. »
Ce
brassage d’idées a donné lieu à beaucoup de théories
neurobiologiques de la conscience qui ont souvent des
concepts clés en commun. C’est un peu ce qu’essaie d’illustrer
la figure ci-dessous en présentant quelques auteurs importants de ces théories
au centre et quelques concepts communs souvent utilisés à quelques
nuances près par des théories voisines.
Plusieurs
voient dans cette convergence conceptuelle un signe annonciateur de l’avènement
d’une théorie « mature » de la conscience. Chose certaine,
ces concepts issus des neurosciences permettent d’aller au-delà du
modèle classique de la conscience
et d’éviter ses
pièges et ses lacunes. Cela dit, l’essence subjective de «
ce
que cela fait » d’être conscient demeure un aspect très
difficile à aborder scientifiquement.
Certains
scientifiques accordent à cet aspect subjectif de la conscience une importance
réelle mais ajoutent que de meilleures méthodes pour interpréter
ces données subjectives seront nécessaires pour poursuivre efficacement
l’investigation de la conscience.
D’autres
tentent de minimiser l’importance de la nature subjective de notre conscience.
Francis
Crick pense par exemple que ce n’est que lorsque nous arriverons
à comprendre les mécanismes neurobiologiques de la conscience que
nous serons en mesure de comprendre les qualia
auxquelles il ne faut donc pas pour l’instant accorder trop d’importance.
Il s’agit là d’une stratégie courante en science qui
consiste à se concentrer sur ce qui est davantage accessible à l’expérimentation
en espérant que ce qui l’est moins se clarifiera par la suite à
la lumière des résultats expérimentaux obtenus.
Un
des précurseurs de cette approche pour étudier de la conscience
est le neurobiologiste français Jean-Pierre
Changeux qui a défendu une théorie neuronale de la
pensée dans son livre L'Homme neuronal paru en 1983.
Changeux
posait clairement alors une relation causale entre structure du cerveau et fonction
de la pensée. Il en découle que la conscience est issue d'interactions
entre neurones où l'influx
nerveux emprunte un chemin qui serait idéalement objectivable. Un chemin
qui, il faut le rappeler, n’est pas fixe mais s’auto-modifie
avec l’usage, modifiant ainsi constamment nos représentations
du monde.
La similitude observée
entre certains concepts des principales théories neurobiologiques de la
conscience se reflète donc également dans l’identification
de circuits neuronaux et de structures
cérébrales jouant un rôle clé dans la pensée
consciente. Il est évident que toutes les parties du cerveau ne participent
pas à part égale aux processus conscients. Il existe de nombreux
processus inconscients qui se déroulent par exemple sous le cortex
et qui n’ont pas leur contrepartie consciente.
Par
conséquent, il est important de noter que les neurosciences
cognitives ne cherchent pas à analyser le fonctionnement isolé
de ces structures mais cherchent au contraire à comprendre le fonctionnement
ordonné du cerveau dans son ensemble, au niveau le plus intégré
possible, c'est-à-dire au niveau où canaux
ioniques, récepteurs,
synapses,
neurones
et réseaux
neuronaux entrent en jeu de manière collective et simultanée.
Devant l’impatience de philosophes
qui considèrent comme encore confus les modèles de la conscience
proposés par les neurobiologistes, ces derniers admettent sans problème
qu’ils en sont seulement au premier round d’un long combat pour percer
les mystères de la conscience.
Et
ils rappellent qu’en science, on doit d’abord chercher des corrélations
entre des observations avant de commencer à inférer des mécanismes
causaux (voir encadré). Dans cette perspective de travail à long
terme, plusieurs critiques adressées à la recherche de ce que l’on
appelle les « corrélats neuronaux de la conscience
» perdent de leur pertinence.
Un
neurobiologiste comme Christof
Koch met en pratique cette approche du petit à petit. En faisant
des expériences sur les formes les plus élémentaires d’attention,
il espère que leur compréhension éventuelle amènera
une simplification des problèmes qui nous apparaissent aujourd’hui
comme irrésolubles.
Comme plusieurs
neurobiologistes, Kock admet la possibilité que de nouvelles lois du monde
physique encore méconnues puissent être nécessaires pour expliquer
la conscience. Ou même que celle-ci reste à tout jamais un mystère.
Mais ce sera aux scientifiques du futur de porter ce jugement qui, pour lui, ne
pourra être fait qu’une fois la démarche empirique épuisée,
si une telle chose est possible…
Et
il n’y a pas que des neurobiologistes pour s’opposer à la vision
d’un David Chalmers qui fait de la conscience un problème
difficile au point qu’il devient hors de portée des neurosciences.
Des philosophes, dont les plus représentatifs sont sans doute Paul
et Patricia Churchland, trouvent également contre productive
cette façon de voir la conscience humaine comme un cas distinct de tous
les autres problèmes que pose la compréhension de l’esprit
humain.
Pour eux, et pour d’autres
philosophes et chercheurs qu’on désigne sous l’expression de
« matérialistes
éliminativistes », toutes les questions sur la conscience pourront
se ramener à ce que Chalmers appelle les problèmes «faciles»
et éventuellement être résolus. En clair, les concepts de
la psychologie populaire que nous utilisons pour expliquer nos états mentaux
(intention, croyance, désir, etc.) ne seraient que des approximations destinées
à être remplacées par des
modèles neurobiologiques encore à développer.
Et
le fait qu’il est présentement très difficile d’imaginer
une solution au problème de la conscience ne nous dit strictement rien
sur la possibilité ou non d’expliquer ce phénomène,
affirme Patricia Churchland. Pour elle, il est trop facile de conclure qu’un
phénomène comme la conscience est inexplicable sur le seul fait
que la psychologie humaine actuelle est incapable de l’appréhender.
Pour
plusieurs, une seconde « révolution
cognitive » est en cours depuis la dernière décennie
du XXe siècle, celle des neurosciences cognitives.
Pour
bien comprendre ce qu’on entend par neurosciences cognitives, il faut se
rappeler que, jusqu’à la fin des années 1960, les différents
domaines de recherche sur cerveau étaient encore très cloisonnés.
Les chercheurs étaient spécialisés en neuro-anatomie, neuro-histologie,
neuro-embryologie, neurochimie, etc. Mais personne ne travaillait encore avec
l’éventail complet des techniques disponibles, ce qui s’avéra
éventuellement nécessaire étant donné la complexité
de l’objet d’étude.
D’où
l’invention du terme « neurosciences », introduit aux États-Unis
à la fin des années 1960, pour désigner cette volonté
d’aborder le « continent cerveau » avec une approche multidisciplinaire.
Les neurosciences englobent donc aujourd’hui des disciplines
comme la neurophysiologie (le fonctionnement des neurones), la neuroanatomie (la
structure anatomique du système nerveux ), la neurologie (les conséquences
cliniques des pathologies du système nerveux), la neuropsychologie (conséquences
cliniques des pathologies du système nerveux sur la cognition et les émotions)
ou la neuroendocrinologie (les liens entre le système nerveux et le système
hormonal) et les centres de recherche ont tendance à en regrouper plusieurs
sous le même toit pour favoriser les échanges et les publications
conjointes.
Quant aux neurosciences cognitives, il
s’agit simplement des neurosciences qui s’intéressent plus
particulièrement aux fonctions cognitives supérieures (comme le
langage
ou la conscience).