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Les » Alzheimers
Dans le paradigme actuel, l’association
d’une démence à la présence, dans le cortex cérébral,
de plaques
amyloïdes et de dégénérescences neurofibrillaires
est ce qui caractérise la « maladie d’Alzheimer ».
Mais l’existence de nombreux cas de dissociation constituent
autant de résultats anormaux qui ébranlent ce
paradigme de la science normale actuelle. Déjà
en 1911, Alois Alzheimer lui-même décrivait le cas de Johann F. dont
le cerveau présentait des plaques amyloïdes, mais pas de dégénérescence
neurofibrillaire. On parle maintenant d’Alzheimer de type « plaque-only »,
en anglais, pour décrire ce phénomène. On reconnaît
par ailleurs que ni le nombre ni l’étendue des plaques amyloïdes
dans le cortex ne montrent de corrélations claires avec les déficits
cognitifs observés avant le décès du patient. Et
à l’inverse, il existe des cas de patients répondant aux critères
cliniques de l’Alzheimer, mais qui ne présentent que des dégénérescences
neurofibrillaires, sans plaques amyloïdes. Sans parler du fait qu’il
est relativement fréquent d’observer des plaques amyloïdes et
des dégénérescences neurofibrillaires chez des sujets âgés
sans déficit cognitif. Que représentent
alors ces cas ? Des affections différentes de l’Alzheimer ? Des formes
atypiques de la « maladie d’Alzheimer » ? Ou simplement
une géographie particulière de l’effet du vieillissement naturel
sur certains cerveaux ? Le
débat et les recherches se poursuivent… |
Au cours du vieillissement normal,
environ la moitié des gens qui atteignent la cinquantaine vont se plaindre
de pertes
de mémoire. Celles-ci relèvent de mécanismes variés
et témoignent le plus souvent d’une moins bonne attention,
ce qui affecte négativement le
stockage ou le rappel de l’information. Moins
fréquemment cependant, ces déficits mnésiques isolés
peuvent s’accentuer et évoluer vers une démence de type Alzheimer.
Le concept de déficit cognitif léger (« Mild
Cognitive Impairment », ou MCI, en anglais) a
été proposé par Ronald Peterson pour définir un état
cognitif plus déficitaire que celui attendu pour l’âge et le
niveau socioculturel d’un sujet donné, mais pas suffisamment sévère
pour être considéré comme un état démentiel. Le
déficit cognitif léger repose donc sur l’idée d’un
continuum entre le vieillissement cognitif normal et la démence. Mais il
ne présuppose pas de mécanisme sous-jacent particulier, de sorte
que cette dégradation cognitive « intermédiaire »
peut donc avoir des causes multiples. On sait que
les patients qui ont un déficit cognitif léger ont un risque évalué
entre 10 et 15 % par an de développer ultérieurement une démence,
alors qu’il n’est que de 1 à 2 % chez des sujets normaux du
même âge. Et au terme de 6 ans de suivi, 80 % des patients initialement
MCI ont développé une démence. Mais
ce concept ne nous permet pas de savoir si le déficit cognitif léger
correspond à un groupe à risque de démence ou bien simplement
aux premiers symptômes d’une démence de type Alzheimer identifiée
précocement. Le statut du déficit cognitif léger comme entité
propre demeure donc controversé et pose des questions éthiques bien
concrètes, notamment sur le bien-fondé ou non de la médication
à ce stade. |
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LES DÉTÉRIORATIONS COGNITIVES ASSOCIÉES
À L'ALZHEIMER | | Ce n’est que plusieurs
décennies après sa description par le Dr. Alois Alzheimer en 1906
que la
démence de type Alzheimer s’est vue attribuer le statut de maladie.
Cette reconnaissance se fit à mesure que l’on découvrait le
lien entre la détérioration des capacités cognitives et la
nature des lésions
cérébrales. Les études neurochimiques
des maladies
dégénératives à la fin des années 1960
et durant les années 1970 ont ainsi révélé un taux
particulièrement bas de certains neurotransmetteurs chez des patients souffrant
de diverses affections. Par exemple un bas taux de dopamine
dans le cas de la maladie de Parkinson ou d’acétylcholine
pour l’Alzheimer. S’ensuivit le développement de traitements
pharmacologiques visant à favoriser ces neurotransmetteurs, soit en donnant
des substances précurseures (la L-Dopa pour la maladie de Parkinson) ou
des inhibiteurs des enzymes qui les dégradent (comme des inhibiteurs à
la cholinestérase pour l’Alzheimer). S’il
y avait médicaments disponibles, c’est donc qu’il y avait une
maladie. C’est ainsi que l’expression « maladie d’Alzheimer »
se répandit dans l’opinion publique pour parler de ce qui fut longtemps
perçu comme faisant partie du processus de vieillissement normal (voir
la capsule outil intermédiaire à gauche). Cela
dit, les progrès de la recherche ont aussi permis de mieux comprendre les
effets de l'âge sur le fonctionnement du cerveau. On comprend mieux les
mécanismes responsables de la baisse des capacités mnésiques,
attentionnelles ou langagières de la personne qui vieillit, tels que l'inflammation,
les radicaux libres, les changements hormonaux, etc. Et l’on sait maintenant
que certains facteurs comme les maladies cardiovasculaires, les traumatismes crâniens,
un mauvais mode de vie ou des facteurs génétiques et psychologiques
peuvent accélérer ces mécanismes du vieillissement cérébral.
On se retrouve donc dans une situation où l’on
admet que le vieillissement cérébral normal présente des
caractéristiques différentes de celles du vieillissement pathologique,
mais qu’il existe également de nombreuses similitudes entre les deux.
Ainsi, une personne âgée sans aucune maladie déclarée
aura tout de même une perte de neurones, mais elle sera minime et accompagnée
de phénomènes de compensation. Chez les personnes diagnostiquées
Alzheimer ou Parkinson, cette perte est en revanche massive, irréversible
et spécifique à certaines
régions cérébrales. Plusieurs
autres points restent aussi à éclaircir, comme la
relation entre la présence de plaques amyloïdes et le vieillissement
normal (voir l’encadré à gauche), et les liens entre les
lésions qu’elles produisent et les
symptômes cliniques observés. Le débat
reste donc ouvert quant à savoir si ce que l’on appelle la maladie
d'Alzheimer ne serait pas simplement une forme accélérée
de vieillissement normal. Autrement dit, si le nombre de lésions anatomiques
anormalement élevées que l’on observe dans le cerveau des
gens souffrant d’Alzheimer correspondent à une pathologie avec des
mécanismes qui lui sont propres, ou s’il s’agit d’une
forme d’emballement de mécanismes déjà à l’œuvre
dans le vieillissement normal. Dans un cas comme dans
l’autre, certains pensent que nous devrions de toute façon laisser
tomber l’appellation de « maladie d’Alzheimer ».
C’est le cas du Dr. Peter Whitehouse, pour qui le diagnostic
de « maladie d’Alzheimer » en est un d’exclusion,
dans les deux sens possibles du terme. D’abord
parce que c’est un diagnostic qui est obtenu par défaut, après
avoir exclu toutes les autres causes possibles pour les déficits observés.
Et ensuite parce que c’est un diagnostic qui peut avoir un effet d’exclusion
sociale chez plusieurs personnes. Se savoir atteint d’une maladie dégénérative
incurable peut produire un effet de stigmatisation susceptible de les décourager
de maintenir des interactions sociales qui pourraient s’avérer bénéfiques.
Peter Whitehouse est un neurologue qui a contribué
à l'avènement des premiers médicaments destinés au
traitement symptomatique de l’Alzheimer en travaillant durant plus de 30
ans de concert avec l'industrie pharmaceutique. Sans nier l'existence de troubles
cognitifs parfois très grave chez la personne âgée, il estime,
comme de plus en plus de ses collègues, que ce que l’on appelle « la
maladie d'Alzheimer » n'est pas une entité spécifique.
Pour lui, il y a trop d’hétérogénéité
dans les démences pour qu’on puisse les comprendre avec le modèle
actuel d’une « maladie » qu’il considère
trop contraignant tant pour les patients que pour la science et la société.
Pour la même raison, il s’oppose à
l’utilisation du concept de « déficit cognitif léger »
(« Mild cognitive impairment », en anglais, voir l’encadré
à gauche) qui serait un trouble particulier dont les symptômes se
situeraient quelque part entre l’état normal et les déficits
associés aux autres démences. Pour Whitehouse
justement, les frontières entre l’Alzheimer et les
autres démences ne sont pas bien définies, de sorte que l’Alzheimer
n’est pas aussi clairement séparée du vieillissement normal
que le modèle biomédical le prétend. D’où l’idée
qu’il défend d’un continuum entre différentes expressions
du vieillissement, certaines étant plus problématiques que d’autres.
Il rappelle que nous évoluons constamment tout au long de notre vie et
que les dernières étapes du vieillissement cérébral
n’échappent pas à ce continuum. On
peut voir alors les différences entre les personnes âgées
comme le résultat des nombreux facteurs qui les ont influencés durant
leur vie. Des facteurs biologiques comme les problèmes cardiovasculaires,
l’insomnie,
le diabète, l’alcoolisme ou les traumatismes crâniens. Mais
aussi des facteurs psychologiques (stress,
anxiété,
dépression...)
et des facteurs environnementaux,
sociaux et culturels (isolement, précarité financière,
nutrition, niveau d'éducation...). Cette multitude de facteurs s’entremêle
pour rendre illusoire toute coupure nette entre le «normal» et le
pathologique. C’est d’ailleurs exactement
ce qui se passe avec le vieillissement d’autres parties du corps que le
cerveau. L’état de nos articulations, par exemple, va dépendre
de divers facteurs génétiques et environnementaux liés à
notre mode de vie. Certains vont s’en tirer avec des problèmes bénins
tandis que d’autres vont devoir se résoudre à des pertes,
parfois importantes, d’agilité physique. Et dans ce dernier cas,
on ne peut pas toujours mettre le doigt sur une seule pathologie qui serait responsable
de cette perte de mobilité. Parmi les études
nous permettant de mesurer les
limites de nos connaissances face à ces processus multifactoriels figure
la fameuse « étude des nonnes » (« Nun
Study », en anglais, voir l’encadré ci-bas). Cette étude
a en effet montré que des religieuses au cerveau très atrophié
et marqué par de nombreuses « plaques séniles »
pouvaient avoir vécu sans les déficits associés à
l’Alzheimer. Et l’inverse était également vrai :
d’autres religieuses au cerveau presque intact en avaient eu tous les symptômes.
D’où l’urgence, selon Whitehouse,
de reconsidérer ce que nous appelons « la maladie d’Alzheimer »
afin que de nombreux adultes encore fonctionnels qui reçoivent ce diagnostic
ne se considèrent pas automatiquement dans le couloir de la mort mentale.
Verdict qui peut d’ailleurs à lui seul entraîner un déclin
des capacités cognitives de l'individu (voir l’encadré tout
en bas). Selon lui, une autre histoire du vieillissement
cérébral est possible, qui met l’accent sur la prévention
tout au long de la vie et le soutien psychosocial. Car on sait maintenant que,
comme pour de nombreuses autres affections, une activité physique régulière,
une alimentation équilibrée et une bonne gestion du stress permettent
de différer l’apparition des symptômes et d’en ralentir
la progression.
Crédit
photo : Iris Schneider | Ce
que nous devons faire, soutiennent des gens comme Peter Whitehouse, c’est
de rendre accessible aux patients démontrant un déclin cognitif
des moyens de mobiliser leurs capacités intellectuelles et de conserver
une insertion dans la communauté. Voilà pourquoi Whitehouse a créé
avec succès à Cleveland, aux États-Unis, une «école
intergénérationnelle» où des personnes âgées,
y compris celles souffrant de déficits cognitifs, assurent un soutien scolaire
à des enfants en difficulté d’apprentissage. | Des
médicaments existent et peuvent avoir des effets bénéfiques
(mais aussi secondaire), mais la pharmacologie ne doit pas être la seule
option proposée à la personne âgée en perte cognitive
qui vient consulter un médecin, estiment de plus en plus de médecins
(voir le deuxième encadré ci-bas). Il faut considérer l’ensemble
des démarches psychologiques et sociales qui peuvent lui permettre de réduire
le plus possible les manifestations problématiques de son vieillissement
cérébral.
L’« étude
des nonnes » (« Nun Study », en anglais)
est une étude sur le vieillissement et la démence qui a débuté
vers le milieu des années 1980 et qui a impliqué 678 religieuses
catholiques romaines vivant aux États-Unis. Celles-ci avaient accepté
de subir toute une batterie de tests cognitifs, de rendre accessibles aux chercheurs
leurs écrits autobiographiques, et finalement de donner leur cerveau à
leur décès pour une analyse post-mortem. La
grande valeur de cette étude épidémiologique est qu’elle
a pu suivre sur une longue période une population très homogène
en terme d’alimentation, d’éducation, de revenu, d’accès
aux soins de santé, etc., minimisant ainsi l’influence de facteurs
extérieurs souvent incontrôlables dans d’autres études.
Parmi les résultats les plus intéressants
de l’étude, citons le fait que près de 80 % des soeurs dont
l’autobiographie écrite au début de la vingtaine était
qualifiée de déficiente en “densité linguistique”
ont développé l’Alzheimer en vieillissant, alors que seulement
10% de celles dont l’écriture était riche sur le plan linguistique
l’ont développé. D’où la conclusion des auteurs
que des caractéristiques personnelles du début, du milieu et de
la fin de la vie d’un individu peuvent avoir une forte corrélation
avec le risque de développer les déficits cognitifs associés
à l’Alzheimer. L’autre grande question
soulevée par l’étude concerne la relation qu’entretiennent
les principaux marqueurs biologiques reconnus de l’Alzheimer (les
plaques amyloïdes et la dégénérescence neurofibrillaire)
avec les
symptômes qui lui sont attribués. Cette relation s’est
en effet avérée moins simple et directe qu’on l’avait
imaginée. Dans plusieurs cas, des cerveaux disséqués post-mortem
montraient des lésions extrêmement avancées alors que la sœur
avait d’excellents scores cognitifs avant son décès. Et à
l’opposé, certains cerveaux ne montrant que des dommages légers
étaient ceux de religieuses qui démontraient un déclin cognitif
avancé. |
Face aux recherches de plus en plus
nombreuses qui attestent de l’extrême complexité du
vieillissement cérébral et face à l’hétérogénéité
des cas particuliers qu’on essaie d’étiqueter avec les différentes
catégories de «démence», plusieurs auteurs en viennent
à souhaiter un changement de paradigme. Il
ne s’agit pas pour eux de prôner l'abandon des recherches neurobiologiques
et pharmacologiques. Mais plutôt d’inscrire la recherche et la clinique
dans une vision plurifactorielle du vieillissement cérébral qui
l’inscrit dans un continuum avec les autres moments de la vie. Et ce changement
de paradigme pourrait, selon certains, rendre plus efficace les divers types d’intervention,
y compris biologiques. C’est le cas du neurologue
réputé Vladimir Hachinski, de l'Université de Western Ontario,
au Canada, qui écrit dans le numéro de novembre 2008 du Journal
of the American Medical Association : «Le concept de démence
est dépassé. Il combine des erreurs de classification catégorielle
avec des imprécisions étiologiques.» Dans
le même esprit, les neurologues Miia Kivipelto, de l'Institut Karolinska
en Suède, et Alina Solomon, de l'Université de Kuopio en Finlande,
plaident, dans le numéro de juillet 2009 de la revue Neurology pour :
«un changement dans la manière de concevoir la démence,
qui passerait d'une approche catégorielle extrême de la démence
à l'idée d'un continuum de fonctionnement cognitif
et d'une approche en termes de lésions cérébrales avec leurs
conséquences fonctionnelles à une conception mettant l'accent sur
les facteurs de risque du vieillissement cérébral problématique.» Quelques
mois après, Hachinski joignait sa voix à celles de Peter Whitehouse
et Majid Fotuhi pour présenter, dans le numéro de décembre
2009 de la revue Nature Neurology, un modèle du vieillissement
cérébral et cognitif prenant en compte la complexité des
facteurs en jeu. |
Suite à un diagnostic de
« maladie d’Alzheimer », l’adhésion par
le patient aux stéréotypes en vigueur sur les aspects les plus dramatiques
du vieillissement cérébral associés à l’Alzheimer
pourrait déjà être néfaste à ses capacités
cognitives. Dans le domaine
du vieillissement physique, des expériences ont en effet montré
qu'une personne âgée marche plus lentement lorsqu’elle a lu
préalablement une histoire mettant en scène une personne âgée
qui se déplace avec difficulté - le stéréotype classique
qui veut qu’une démarche ralentie soit le lot de la vieillesse. Des
résultats similaires ont aussi été obtenus dans le cadre
d’expériences sur les troubles de la mémoire chez la personne
âgée. | |
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