|

Chercher
du sens à la vie devant la mort
Pour Maturana et Verden-Zoller, une émotion
n’est pas simplement quelque chose de positif ou de négatif que l’on
ressent. Il s’agit plutôt de « dispositions à agir »
qui ont été le moteur de l’évolution biologique de
notre espèce. Pour eux, ce que l’on a l’habitude de
distinguer comme des émotions dans notre vie de tous les jours correspond
à certains types de comportements qui nous permettent d’entrer en
relation avec les autres. Différentes émotions peuvent ainsi être
définies comme différents domaines relationnels possibles, ou encore
comme des dispositions dynamiques du corps pour certains comportements relationnels. Et
c’est en ce sens qu’ils parlent de l’amour comme d’une
émotion fondamentale, autrement dit comme un mode de relation qui n’a
pas besoin d’être appris puisqu’il est pour eux intrinsèque
à notre condition humaine. |
Ce n’est pas par un raisonnement ou une
déduction logique que nous apparaît le caractère souhaitable
ou répréhensible d’un comportement, mais bien par les émotions
qu’il suscite en nous. Il ne fait pas de doute que nous
utilison la raison pour justifier ou condamner certaines conduites lorsque
nous parlons. Mais ce qui détermine la valeur morale positive ou
négative que nous ressentons face à telle ou telle action, ce sont
des phénomènes affectifs qui s’appuient sur l’empathie
et l’acceptation mutuelle. |
| |
L'AMOUR COMME CIMENT SOCIAL | | Comment se fait-il que
nous puissions à la fois prendre soin de nos proches, avoir
des préoccupations éthiques plus larges, et en même temps
nier tout cela par des agressions et des guerres justifiées rationnellement
? Poser cette question, c’est poser celle de
la « nature humaine » et des types de rapports
sociaux qui en découlent. Vaste question qui a animé des
siècles de débat en philosophie, en sociologie ou en anthropologie.
Certains primatologues ont par exemple montré que la coopération
et la compétition sont deux grandes familles de comportements que l’on
retrouve chez bien d’autres espèces de primates. Ils rappellent que
« l’autre » peut être un obstacle à la
satisfaction de besoins personnels (auquel cas, il y a de la compétition)
ou un outil pour les satisfaire (auquel cas, il y a de la coopération).
Ces deux processus, qui modulent ainsi toute notre vie sociale et se parent de
tous les vernis culturels imaginables, ont cependant des bases biologiques. Dans
Origins of Humanness in the Biology of Love, Humberto
Maturana (voir le premier encadré à gauche) et Gerda Verden-Zoller
postulent que ce sont les liens de coopération qui ont eu la plus grande
influence sur le développement cognitif singulier de la lignée humaine,
et en particulier sur ce que nous appelons couramment nos émotions (voir
le second encadré à gauche). Maturana
et Verden-Zoller considèrent comme primordial le flot d’émotions
(« émotioning », dans leurs écrits en anglais)
qui traverse notre vie quotidienne et qui oriente la façon particulière
dont nous, les êtres humains, organisons nos rapports avec les autres. Et
parmi toutes les émotions, celle qui pour ces auteurs est la plus fondamentale,
celle qui a fait de nous une
espèce « parlante » (« languaging
beings »), est ce qu’ils appellent tout simplement « l’amour ».
Le mot amour étant souvent utilisé à
toutes les sauces, il est bon de préciser qu’il n’a pas ici
de connotation morale qui en ferait quelque grande vertu d’un point de vue
religieux ou philosophique. On réfère plutôt aux origines
évolutives de cette émotion au cœur du mode de vie du type
particulier de primate que nous sommes. On considère
que, biologiquement, l’amour peut être redéfini comme une émotion
prédisposant à la confiance et à l’acceptation de l’autre.
Et donc qu’aimer, chez l’être humain doué de langage,
c’est accepter l’autre comme un interlocuteur légitime et lui
ouvrir une place pour exister à nos côtés. Et c’est
en ce sens que l’amour est, pour ces auteurs, à la base même
des rapports sociaux entre les humains, puisque sans acceptation des autres à
nos côtés, il n’y a pas de processus social, et donc pas d’humanité.
 | Les
travaux de Verden-Zoller ont par exemple montré à quel point l’acceptation
sans condition de l’enfant par sa mère et la confiance totale qu’elle
génère chez l’enfant sont fondamentales pour son
développement harmonieux. Et l’on sait aujourd’hui quelles
hormones, l’ocytocine
en tête, contribuent à cet attachement mère – enfant
(le sens de « mère » pouvant toutefois être
ici étendu à toute figure d’attachement, un homme par exemple).
| Dans ces conditions favorables,
l’enfant peut laisser libre cours à ses jeux, à la découverte
de son corps. Par la suite, en entrant en contact avec d’autres individus
à la garderie ou à l’école, il poura extrapoler cette
attitude de confiance facilitant l’intégration sociale tout en perpétuant
cette façon d’être dans les groupes humains. Il sera en cela
aidé par la
néoténie importante de notre espèce, c’est-à-dire
la conservation durant toute la vie adulte de caractères juvéniles. Cela
dit, la
compétition et la recherche de la dominance au sein d’une hiérarchie
sont des phénomènes chez tous les primates, y compris les humains,
enfants ou adultes. Et il ne fait pas de doute pour ces auteurs que la guerre
et l’exploitation sont omniprésentes chez l’humain avec, comme
c’est souvent le cas, une puissance décuplée, notamment par
les manipulations langagières et les justifications rationnelles (voir
la capsule expérience en haut à gauche). Pour
Maturana et Verden-Zoller, nous serions toutefois avant tout des animaux « aimant »,
mais qui auraient progressivement valorisé une culture de compétition
et d’agression, plutôt que l’inverse (des êtres dont la
nature biologique fondamentale serait le déni de l’autre, mais qui
seraient capables d’aimer occasionnellement). Cette
prépondérance du lien amoureux au sens large de reconnaissance de
l’autre et de sa légitimité émerge bien entendu progressivement
tout au long de l’hominisation (voir la capsule histoire en haut à
gauche). La séquence temporelle précise des événements
qui l’ont rendu possible est encore débattue mais, on
commence à en saisir les moments marquants.
Humberto Maturana est un biologiste chilien dont
les travaux ont eu une influence en philosophie et en sciences cognitives, avec
la notion d’autonomie comme fil conducteur de ses travaux. Au début
des années 1970, avec
son étudiant devenu collègue Francisco Varela, il élabore
le concept d’autopoïèse comme définition minimale
d’un système vivant. Ses travaux sur la perception visuelle et son
implication au sein de ce qu’on a appelé la « deuxième
cybernétique »
l’amènent à distinguer le point de vue interne du système
autonome du point de vue externe de l’observateur « objectif ».
Cette épistémologie « constructiviste »
a des implications jusque dans la théorie de l’évolution où,
avec Varela, il attire l’attention sur la « dérive
génétique » («natural drift», en anglais),
contribution importante découlant de leur conception de « couplage
structurel » d’un organisme avec son environnement. Depuis
l’an 2000, il a fondé son propre centre de recherche (« Instituto
de Formación Matriztica”, en espagnol), où il poursuit sa
réflexion sur les bases biologiques des cultures humaines, du langage et
de l’amour. Bref de cette façon de vivre (“way of living”,
en anglais) particulière au coeur de l’existence humaine. |
| |