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Pour Maturana, chaque être
humain appartient à différents groupes sociaux à la fois,
ou différents domaines sociaux (« social domains »,
pour reprendre ses termes en anglais). Ceux-ci se constituent à travers
les liens et les conversations que nous entretenons avec d’autres personnes
(nos collègues de travail, nos partenaires de sport, nos voisins, etc).
De sorte que l’on en vient, soutient-il, à n’avoir de préoccupations
éthiques qu’envers ces individus qui constituent nos différents
domaines sociaux. Les autres en sont pour ainsi dire exclus, plus ou moins inconsciemment. Maturana
fait aussi remarquer que, dans la vie de tous les jours, nos préoccupations
éthiques peuvent changer selon que l’on se trouve dans un domaine
social particulier ou un autre. Autrement dit, ceux qui ne font pas parti du domaine
social dans lequel nous partageons des émotions à un moment donné,
ne feront pas naître en nous, à ce moment précis, de préoccupations
éthiques particulières envers eux. C’est
ainsi que peuvent naître des situations où des individus en abusent
ou en exploitent d’autres sans trop se poser de questions éthiques,
simplement parce qu'en étant en dehors de leur cercle social du moment,
l’humanité de ces individus semble diminuée. Maturana
considère ainsi que les préoccupations éthiques humaines
émergent d’une longue histoire d’actions coopératives
qui s’actualisent à tout moment avec des individus précis
qui prennent place au sein de domaines sociaux particuliers. Il s’agit donc,
comme souvent chez l’humain, du développement d’une capacité
déjà présente à l’état embryonnaire chez
nos cousins les grands singes, celle que les primatologues appellent « l’affiliation »,
c’est-à-dire la relation privilégiée entre certains
individus d’un groupe social. |
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L'AMOUR COMME CIMENT SOCIAL | | Les êtres humains
possèdent une organisation sociale très particulière dans
le règne animal, et même chez les primates. Les humains forment en
effet des couples qui se partagent les tâches durant plusieurs années
pour élever les enfants qui sont très dépendants des adultes
durant les premières années de leur vie (voir capsule outil à
gauche). Plusieurs de ces unions relativement stables
évoluent dans des groupes qui tissent des liens avec d’autres groupes
grâce au phénomène d’exogamie décrit par Claude
Lévis-Strauss et confirmé avec d’autres méthodes par
les primatologues. Ces échanges et cette étroite coopération
sont facilités par le langage qui rend possible la dynamique des sociétés
humaines et leur grande diversité culturelle. Pour
comprendre ce qui amène des auteurs comme Humberto Maturana et Gerda Verden-Zoller
à donner à une émotion
particulière qu’ils désignent par le mot « amour »
un rôle central dans l’origine des sociétés humaines,
il faut rappeler quelques étapes importantes de notre évolution.
Il y a au moins 5 ou 6 millions d’années,
la lignée des primates qui allait donner naissance à Homo sapiens,
c’est-à-dire nous, a commencé à maintenir de plus en
plus longtemps des caractéristiques de l’enfance jusqu’à
l’âge adulte. Ce phénomène, connu sous le nom de néoténie,
a été observé au cours de l’évolution de plusieurs
lignées animales. Mais dans la nôtre, il a pris une telle ampleur
que ces caractéristiques nous accompagnent durant toute notre vie d’adulte.
On pense par exemple à la grande plasticité
cérébrale de notre cerveau ou encore aux traits infantiles du
visage humain (surtout féminin).  |
Maturana
et Verden-Zoller soulignent pour leur part à quel point la relation affective
mère enfant revêt un caractère néoténique chez
l’humain comparativement aux autres primates. Comment, en d’autres
termes, la relation d’acceptation du corps de l’autre et de confiance
mutuelle totale demeure chez l’humain toute la vie. Et c’est cette
émotion
amoureuse, au sens où l’entendent ces auteurs, qui aurait été
un phénomène crucial ayant permis l’émergence des communautés
humaines. L’agression et la compétition, qui jouent un grand rôle
chez d’autres primates comme les chimpanzés, sont bien entendu présents
dans les sociétés humaines mais ne seraient pas ce qui nous a permis
de nous distinguer, justement, de nos plus proches cousins actuels. Une
autre transformation importante de notre lignée, survenue il y a environ
4 millions d’années, et dont les effets vont aller dans le même
sens selon ces auteurs, est l’expansion de la sexualité de la femme.
En effet, celle-ci va passer d’un cycle annuel de désir d’accouplement
à un désir continuel qui va s’harmoniser avec ce désir
sexuel constant de l’homme. Le plaisir sexuel peut alors devenir le ciment
du couple, le moteur de l’amour
romantique, c’est-à-dire ce mode de relation intime qu’on
a appelle la monogamie (voir l’encadré) et qui va former l’unité
de base singulière des groupes humains. Un
autre phéhnomène particulier à notre espèce, et qui
va lui aussi s’ajouter aux autres, est le fait que la femme peut élever
simultanément plusieurs enfants en bas âges, et qui sont en plus
tous très dépendants d’elle pour leur survie. La femelle chimpanzé,
de son côté, n’élève qu’un enfant à
la fois durant les 4 ou 5 premières années de vie de celui-ci. C’est
dire la charge parentale énorme qui s’est progressivement développée
dans notre espèce et qui a sans doute contribué à raffermir
les liens de coopération entre l’homme et la femme dans le couple
humain. La séquence exacte de ces événements
est encore débattue, mais leurs conséquences sur la formation des
caractéristiques fondamentales des sociétés humaines sont
bien étayées. Comme l’est aussi, à plus forte raison,
le développement du langage
chez les hominidés. Il y a au moins deux millions d’années,
les
prémisses du langage humain ont permis d’accroître la coordination
de nos actions et le partage de nos émotions. Nous
devenions alors des « êtres de conversation », une
aptitude qui non seulement allait contribuer à raffermir les liens interindividuels,
mais aussi à développer
notre intelligence et notre diversité culturelle.
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