Les noyaux sensoriels du thalamus, comme le noyau
ventral postérolatéral (VPL) qui reçoit les afférences
tactiles et douloureuses, sont souvent désignés comme des relais
avant le cortex. Ceci suggère que l'information sensorielle est simplement
transmise, sans modification, jusqu'au cortex là où s'effectuerait
la véritable intégration sensorielle.
Les études électrophysiologiques
montrent cependant qu'il n'en est rien, et que de nombreuses transformations des
signaux interviennent à chacune des connexions de la chaîne de neurones
allant du stimulus initial jusqu'au cortex. Le
contrôle descendant de la douleur qui s'exerce aux différentes
connexions de cette chaîne en est un bon exemple.
LES VOIES ASCENDANTES DE LA DOULEUR
Quelles sont les voies qu'emprunte l'influx douloureux
pour assurer
sa fonction protectrice ? Comment l'information se rend-elle au cerveau pour
nous indiquer quelle région de notre corps est endolorie ?
Ces voies
sont nombreuses, redondantes et complexes comme on pourrait s'y attendre pour
une fonction aussi essentielle que la douleur. On doit d'abord distinguer les
voies de la douleur (on dit aussi les voies nociceptives) des voies de la température
non douloureuse, du toucher et de la proprioception.
Deux routes différentes
vont être empruntées par ces différents systèmes sensoriels.
Ces routes partent toutes d'une région du corps et aboutissent au cortex
somatosensoriel. Elles comptent également chacune trois neurones qui se relaient pour passer l'influx nerveux. Là où elles se distinguent
cependant, c'est par l'endroit où elles vont croiser la ligne médiane
dans la moelle épinière.
Il faut se rappeler que dans le
corps humain, tant le contrôle moteur que les afférences sensorielles
sont croisés. Cela veut dire que les voies nerveuses en provenance du côté
gauche du corps doivent aboutir dans l'hémisphère droit du cerveau,
et vice-versa. Il faut donc que ces voies croisent la ligne médiane (on
dit aussi décussent) à un moment donné.
Suivons donc
le cheminement d'une afférence quelconque en direction de la moelle épinière,
qu'elle soit sensorielle, nociceptive, thermique ou proprioceptive. En effet,
peu importe la modalité sensorielle, le corps cellulaire du premier des trois neurones de la chaîne est toujours situé dans un ganglion
spinal (ou ganglion rachidien). Ceux-ci forment une chaîne de part et d'autre
de la moelle épinière. On dit que ces
neurones ont une forme en " T " puisqu'un court prolongement émanant
du corps cellulaire se sépare rapidement en deux branches qui partent en
directions opposées : l'une vers la région du corps innervée
par ce nerf rachidien, et l'autre qui entre immédiatement dans la racine
dorsale de moelle épinière (une zone de la moelle épinière
essentiellement sensorielle, la racine ventrale étant pour sa part une zone
motrice). C'est à partir de là que nos deux voies vont se distinguer.
Celle
responsable du toucher et de la proprioception, appelée voie
lemniscale , va longer la racine dorsale pour monter dans ce qu'on appelle
la colonne dorsale de la moelle épinière. Ceci non sans avoir laissé
au passage dans la racine dorsale quelques précieuses collatérales,
ces embranchements de l'axone qui seront entre autres impliqués dans la l'inhibition locale de
la douleur.
Mais pour ce qui est de l'axone principal,
il demeure du même côté de la moelle que le côté
du corps qu'il innerve (on parle donc ici d'une voie " ipsilatérale
") jusqu'à sa connexion avec le deuxième neurone de
la chaîne qui se situe pour cette voie dans le bulbe rachidien. Et c'est
l'axone de ce second neurone qui va immédiatement traverser la ligne médiane.
Il va aussitôt monter par le lemnisque médian jusqu'à la partie
ventrale postérolatérale (VPL) du thalamus où il fera connexion
avec le troisième neurone de la chaîne.
Celle
qui véhicule les informations douloureuses et thermiques va faire
une connexion sur un deuxième neurone situé dans la corne
dorsale du côté de la moelle d'où provient l'influx nerveux.
L'axone unique de ce second neurone va alors traverser immédiatement de
l'autre côté de la moelle (dans le cas de la
voie néospinothalamique et remonter vers le cerveau avec d'autres axones
qui forment ce qu'on appelle le faisceau spinothalamique latéral. On qualifie
cette voie de " controlatérale ", c'est-à-dire une voie
qui chemine du côté opposé à la région du corps
innervée par ses axones.
C'est dans le thalamus,
plus précisément dans sa région ventrale postérolatérale
(VPL), que l'axone du second neurone va rencontrer le troisième et dernier neurone de cette voie ascendante.
Tant pour
pour les voies tactiles et proprioceptives que pour les voies nociceptives et
thermiques non douloureuses, ce troisième neurone envoie son axone vers
le cortex somatosensoriel, une région du cerveau rendant possible la localisation
corporelle précise du stimulus d'origine.
Le
trajet différent de la voie lemniscale (toucher et proprioception) et de
la voie spinothalamique (douleur) revêt une importance particulière
au niveau clinique. Certaines lésions n'affectant qu'un seul côté
de la moelle épinière vont en effet perturber séléctivement
le toucher et la sensation douloureuse.
Si par
exemple une lésion survient du côté gauche de la moelle au
niveau de la 10e vertèbre thoracique (comme sur l'image ci-contre), la
personne rapportera une diminution de sensation du toucher sur la partie gauche
de son corps située sous la lésion puisque la voie lemniscale monte
du même côté (ipsilatéral). Elle notera aussi une diminution
de la sensation douloureuse, mais du côté droit de son corps situé
sous la lésion, car la voie spinothalamique monte du côté
opposé (controlatéral).
La personne
souffrant de cette dissociation sensorielle sera donc capable de détecter
un moustique se posant sur sa jambe droite, mais elle ne se rendra pas compte
de sa piqûre.
Mais la toute
première porte, l'influx nociceptif la trouve dès son
entrée dans la corne dorsale de la moelle épinière. Ce
premier relais des voies ascendantes n'est donc pas seulement qu'une zone de passage
de l'influx nociceptif, mais un premier lieu de filtrage de cet influx.
On
parle de contrôles segmentaires d'origine périphérique
non douloureuse pour désigner ce premier niveau d'intégration.
L'épithète " segmentaire " rappelle qu'il s'agit d'un
processus qui se produit à chacun des segments de la moelle correspondant
à chaque vertèbre. Ce contrôle segmentaire résulte
de l'interaction entre les afférences nociceptives (A-delta et C) et non
nociceptives (A-alpha et A-bêta).
Cette interaction, elle a été
modélisée dans un article d'abord publié en 1962, puis étoffé
en 1965, que plusieurs considèrent comme le plus important à avoir
jamais été écrit dans le domaine de la douleur. Leurs auteurs,
le Canadien Ronald Melzack et l'anglais Patrick Wall, y proposaient
le premier modèle de contrôle endogène de la douleur, la fameuse
théorie du portillon (" gate control theory of pain ", en anglais).
Cette théorie s'appuie sur une connectivité particulière
impliquant non seulement les afférences nociceptives et celles du toucher
léger comme on l'a mentionnée, mais également des interneurones
inhibiteurs qui sont l'élément clé de leur explication.
Comme
le montre le schéma ci-contre, les influx somatiques nociceptifs et non
nociceptifs convergent vers les
neurones non spécifiques de la corne dorsale qui projettent leur axone
dans le faisceau spinothalamique
controlatéral. Ces deux types de fibres nerveuses communiquent également
avec les neurones non spécifiques par l'intermédiaire d'interneurones
inhibiteurs qu'ils contactent par des fibres collatérales. La différence
importante se situe au niveau de la nature de la connexion avec ces interneurones
: excitatrice dans le cas des grosses fibres non nociceptives, et inhibitrices
dans le cas des fibres nociceptives.
C'est
ce câblage particulier qui forme la porte virtuelle dont l'ouverture et
la fermeture vont moduler le passage de la douleur. En effet, en situation normale,
les interneurones produisent spontanément des potentiels
d'action à un rythme qui leur est propre. L'activation des fibres nociceptives
par un stimulus douloureux va donc d'une part stimuler le neurone non spécifique
qui projette vers la voie spinothalamique (on dit aussi " neurone de projection
"). Mais elle va aussi inhiber l'activité spontanée des interneurones
inhibiteurs, dépolarisant ainsi le neurone de projection et augmentant
d'autant plus la probabilité qu'il déclenche des potentiels d'action.
Par ailleurs, l'une des premières choses que l'on fait lorsqu'on
se fait mal, c'est de frotter vigoureusement l'endroit meurtri sur notre corps.
Cette réaction tout à fait naturelle réduit la sensation
douloureuse en " fermant " le portillon. Comment ? L'animation ci-dessous
montre que si les fibres du toucher qui sont activées par le frottement
excitent le neurone de projection, elle font aussi de nombreuses connexions excitatrices
sur les interneurones inhibiteurs, ce qui, lorsque la stimulation tactile est
soutenue, produit une forte hyperpolarisation sur le neurone de projection, diminuant
ainsi de beaucoup ses probabilités d'émettre des influx nerveux.
On voit donc comment c'est le taux relatif de potentiels
d'action dans les fibres nociceptives et non nociceptives qui détermine
le degré d'ouverture de la " porte " au niveau de la moelle épinière,
et donc le niveau de douleur qui est transmis. Par ailleurs, des
projections d'origine centrale peuvent également activer ces interneurones
inhibiteurs de la moelle et fermer davantage le portillon au niveau segmentaire.
Même si les données recueillies depuis 1965 ont amené
des modifications à la proposition originale de Melzack et Wall, l'idée
d'une modulation de la perception douloureuse dès son entrée dans
la moelle épinière demeure fondamentale dans le domaine du traitement
de la douleur. Elle est par exemple à l'origine d'applications cliniques
comme la neurostimulation transcutanée (" transcutaneous electrical
nerve stimulation (TENS) ", en anglais) où l'on produit une analgésie
locale en stimulant électriquement les fibres non nociceptives de la peau.
On connaît depuis longtemps le phénomène
de l'analgésie induite par une situation stressante (on parle de
" stress-induced analgesia " ou " SIA ", en anglais). On ne
compte plus les cas de soldats
blessés au combat ou de sportifs blessés durant un match qui ne ressentent pas la douleur tant qu'ils sont dans le feu de l'action. Celle-ci
les rejoint cependant dès leur retour au calme et à la sécurité.
D'un
point de vue évolutif, l'analgésie induite par le stress peut être
considérée comme une composante de la
réponse de fuite ou de lutte. En effet, être incapable
de fuir ou de combattre à cause de la douleur d'une blessure si notre survie
dépend de ces comportements ne serait pas très adaptatif. Mais une
fois la menace de mort écartée, les mécanismes nociceptifs
normaux doivent faire leur travail pour immobiliser le membre endommagé
et empêcher l'aggravation de la blessure.
Depuis le début
des années 1980, les progrès dans l'étude des mécanismes
de contrôle descendants de la douleur ont permis de mieux comprendre le
phénomène de l'analgésie induite par le stress. On sait maintenant
que la sensibilité à ce phénomène est variable selon
les individus, qu'elle est influencée par l'âge, le sexe, la réceptivité
plus ou moins grande aux opiacés,
les expériences stressantes préalables, etc.
Au niveau des
mécanismes, l'inhibition de la douleur impliquerait les
systèmes descendants du mésencéphale mettant en
jeu des mécanismes opioïdes et non opioïdes. L'implication de
neurotransmetteurs associés au stress comme la noradrénaline, ainsi
que de structures cérébrales impliquées dans les réactions
de peur comme l'amygdale,
tend aussi à se confirmer. De nombreuses autres substances endogènes,
comme l'anandamide
et ses récepteurs cannabinoïdes, semblent aussi jouer
un rôle, dans ce cas-ci au niveau de de l'effet non opioïde dans la
substance grise périaqueducale.