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De l'embryon à la morale |
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Plusieurs études ont montré
qu’il existe des différences culturelles dans la
manière d’évaluer un dilemme moral. Une même expérience
menée avec des Américains de tradition chrétienne et des
Indiens de tradition Indou a ainsi montré que, en terme de responsabilité
sociale, les premiers s’en remettaient davantage à des notions d’individualité
et de liberté de choix, alors que la culture indienne amenait ses sujets
à mettre davantage l’emphase sur les relations interpersonnelles
et l’influence de la communauté. D’autres différences
sous-entendant les mêmes a priori culturels ont aussi été
mises en évidence entre ces deux communautés, comme par exemple
la propension à pardonner certains comportements qui semble plus valorisée
dans la communauté indienne que dans l’américaine. |
Tant du côté de Kohlberg
que de celui de Gilligan, on postule que le jugement moral découle d’un
modèle interne qui est constant pour un individu donné, peu importe
la situation avec laquelle il est confronté. Mais cela ne semble pas toujours
être le cas. Une étude plus récente a par exemple montré
que 85% des sujets ont pris leurs décisions morales en se basant sur trois
stades différents de la théorie de Kohlberg, et 25% l’ont
fait en se basant alternativement sur cinq stades différents ! Si de tels
stades peuvent être définis, l’abandon complet d’un stade
inférieur lors du passage à un stade supérieur semble loin
d’être évident… | |
| Kohlberg a élaboré
ses
trois grands niveaux de moralité et ses six
stades moraux particuliers en s’appuyant sur des dilemmes moraux. Or
le propre du dilemme moral est de placer l’individu devant le choix d’un
jugement ou d’une action qui n’est pas sans conséquence pour
autrui. C’est pourquoi certains ont avancé que l’on ne peut
pas véritablement parler de stades moraux aux stades 1 et 2 parce que l’enfant
est encore trop centré sur lui-même. De nombreuses autres
critiques ont d’ailleurs été faites à l’endroit
du modèle de Kohlberg. Ainsi, qui dit développement moral suppose
forcément des critères à même de mesurer l’évolution
de cette morale. Or les critères qui rendent un raisonnement moral pour
Kohlberg présentent certains présupposés philosophiques dans
la mesure où cette définition en est datée dans le temps.
Il aurait été très difficile par exemple d’évoquer
des principes universels de droit de la personne (stade 6 de Kohlberg) à
l’époque de la Grèce Antique puisque les hommes n’étaient
pas conçus égaux entre eux, les femmes et les esclaves n’ayant
pas le droit de vote. De même un peu plus tard, sous la domination du christianisme,
il pouvait y avoir conflit entre les normes en usage et les normes édictées
par Dieu et par l’Église, ce qui ne devait pas rendre la tâche
facile à une personne au stade 4 de Kohlberg... Certains psychologues
croient pour leur part que les
renforcements positifs et négatifs que reçoit un enfant à
la maison auraient davantage d’influence sur son développement moral
qu’une progression naturelle par stades comme celle proposée par
Kohlberg. Les travaux de Kohlberg ont aussi soulevé plusieurs
questions sur le plan méthodologique. Par exemple, lorsqu’une personne
affirme qu’elle ferait telle ou telle chose après la lecture d’un
dilemme moral, agirait-elle nécessairement de la sorte si ce dilemme se
présenterait réellement à elle ? Autrement dit, notre action
n’est-elle pas influencée par bien d’autres facteurs que notre
seul jugement moral sur celle-ci (pressions sociales, dépendances,
peur,
etc.) ? Ou encore : est-ce qu’un enfant évalué un certain
jour par un chercheur particulier se verrait attribuer le même stade moral
par un autre chercheur quelques jours plus tard ?
Et qu’en est-il des différences
entre les hommes et les femmes ? On sait que les femmes accordent plus d’importance
aux relations interpersonnelles pour résoudre les dilemmes moraux. Or cette
attitude amène ceux qui les évaluent à leur attribuer un
stade moins élevé que les hommes qui se basent plus explicitement
sur la justice et l’équité, ce qui les place au stade 5 ou
6. Carol Gilligan a été la première à
faire remarquer que, les interviews de Kohlberg ayant mené à l'élaboration
de ses stades ne comportant que des hommes, il était fort possible qu’ils
soient biaisés en leur faveur. En écoutant de nombreuses femmes,
Gilligan s’est aperçu qu’une moralité s’appuyant
sur la sollicitude («morality of care», en anglais) remplaçait
bien souvent chez la femme la moralité du droit et de la justice prépondérante
chez l’homme et adoptée par Kohlberg. | |
En fait, Gilligan s’est aperçu
que tant chez les hommes que chez les femmes, il semble y avoir toujours deux
injonctions dans les jugements moraux : l’injonction de ne pas traiter les
autres injustement (basée sur la justice), et l’injonction de s’occuper
de quelqu’un dans le besoin (basée sur la sollicitude). Les travaux
de Gilligan ont donc eu un impact non négligeable en montrant que l’attention
aux autres constitue une composante fondamentale de notre raisonnement moral.
D’autres
travaux, menés ceux-là par Elliot Turiel et ses collègues,
ont permis d’établir une distinction entre d’une part le développement
moral de l’enfant et d’autre part des domaines de compétences
sociales comme celui des conventions par exemple. Pour eux, cette distinction
se fait naturellement à mesure que l’enfant découvre différentes
formes d’expériences sociales associées à ces deux
catégories d’événements sociaux. Les événements
à contenu moral sont ceux qui ont un effet direct sur le bien-être
d’autrui, comme le frapper ou le voler. À l’opposé,
les actions qui dépendent de conventions sociales n’ont généralement
pas d’effets intrinsèques sur la personne, comme le fait d’appeler
un professeur «Professeur», «Monsieur» ou simplement en
utilisant son prénom. Le fait que dans un contexte social donné,
l’une de ces formules soit considérée comme meilleure qu’une
autre montre tout de même que les conventions sociales jouent un rôle
important pour faciliter les rapports sociaux. | |
L’apport de Turiel à notre compréhension
du développement moral a été de montrer que la moralité
et les conventions sociales suivent deux voies de développement parallèles,
plutôt qu’une seule comme l’avait présupposé Kohlberg.
Toutefois comme le moindre événement social prend
place au sein d’un ensemble social plus vaste, chaque raisonnement moral
s’inscrit non seulement dans le cadre de certaines conventions, mais aussi
dans le cadre plus large d’un contexte
historique et culturel particulier (voir encadré).
Une autre critique adressée
à Kohlberg est qu’il ne semble jamais envisager l’utilisation
d’un jugement moral à des fins stratégiques. En d’autres
termes, qu’il puisse mener tant à instrumentaliser ou à manipuler
autrui qu'à s'entendre avec lui. On voit d'emblée les implications
pédagogiques de ce questionnement : suffirait-il d'enseigner l'échelle
du développement moral de Kohlberg dans les écoles pour avoir du
coup des sujets moraux ? Cela semble bien improbable, et force est d’admettre
que l'expérience quotidienne nous montre régulièrement des
attitudes de sollicitude qui ne se fondent pas tant sur des principes et des raisonnements
moraux mais bien sur
des retours d’ascenseur espérés chez les autres. |
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