Capsule
outil: Le « chronomètre mental » Notre
capacité à percevoir le temps qui passe a toujours intrigué
les scientifiques. Plus spécifiquement, ils se sont demandé si notre
habileté à sentir le temps qui s’écoule était
gouvernée par une horloge particulière dans le cerveau, ou bien
s’il s’agissait simplement d’un sous-produit de facultés
plus générales comme la mémoire ou l’attention.
Chose certaine, nous possédons tous un « chronomètre
mental », comme on l’appelle souvent, qui régit la perception
du temps dans une échelle qui s'étend de la seconde à la
minute. Ce chronomètre s’occupe donc d’une fenêtre temporelle
située entre l’horloge biologique de nos cycles circadiens qui suit
un cycle d’environ 24 heures, et toutes les oscillations nerveuses de l’ordre
des millisecondes associées à n'importe quelle activité de
notre cerveau. Le chronomètre mental, pour sa part, vous indique
à quelle vitesse vous devez courir pour attraper une balle de baseball.
Ou quand claquer des doigts pour garder le rythme qui accompagne une pièce
musicale. Ou encore combien de temps vous pouvez encore vous prélasser
au lit après que le réveille-matin a sonné. Il nous
est également utile pour comprendre l'ordre temporel d’événements,
par exemple lors d'une conversation. Pour comprendre le discours, le cerveau doit
appréhender la durée des voyelles et des consonnes, rythmer la parole,
organiser les pensées avec cohérence et répondre de façon
opportune. Autre exemple familier : quand un feu de circulation passe
au jaune, on peut évaluer depuis combien de temps il est jaune. Puis comparer
cette valeur avec le souvenir que l’on a de la durée d’un feu
jaune. Finalement on décide si on a le temps de passer ou pas et on agit
en conséquence. Finalement, on se rend compte qu’il serait difficile
de trouver un seul processus comportemental complexe dans lequel notre chronomètre
mental ne serait pas impliqué. *** Le fonctionnement
d’un tel chronomètre est forcément lié à plusieurs
autres capacités cérébrales comme l’attention, qui
permet de noter le début et la fin de l’intervalle de temps, et la
mémoire, qui permet d’emmagasiner cette durée pour comparaisons
futures. Notre perception subjective du temps qui passe est d’ailleurs
intimement liée au niveau d’attention que nous accordons à
un intervalle de temps donné. Si cet article vous intrigue, le temps que
vous passerez à le lire vous paraîtra court. S’il vous ennuie,
au contraire, vous trouverez le temps long. Cette durée subjective
sera ensuite transférée dans la mémoire de travail où
cette représentation pourra être maintenue et manipulée durant
un certain temps, le temps par exemple de la comparer à une autre durée
que vous venez d’évaluer, ou encore qui est stockée dans votre
mémoire à long terme depuis longtemps. La localisation des
circuits pouvant constituer un substrat neuronal à notre chronomètre
mental est encore très débattue. Les ganglions de la base
et le cervelet sont des candidats pressentis depuis longtemps
puisque des lésions dans ces régions cérébrales perturbent
des comportements nécessitant un calcul précis du temps. Mais comme
ces comportements anormaux peuvent aussi être attribués à
des dérèglements plus généraux du système moteur,
la contribution de chacune de ces structures à notre capacité de
percevoir les durées demeure ambiguë. On a aussi proposé
que l’activation dans les ganglions de la base pourrait survenir tôt
dans le processus et être associée avec l’encodage des intervalles
de temps, alors que l’activation du cervelet pourrait se faire dans un deuxième
temps, suggérant une implication autre que la seule évaluation des
durées. D’autres études de lésions chez les
animaux et les humains ont démontré que les lobes frontaux et pariétaux
seraient aussi impliqués, mais d’une façon indirecte à
travers leur rôle dans l’attention et la mémoire de travail.
Les sujets ayant subi des lésions à l’hémisphère
droit ont aussi plus souvent des troubles d’évaluation des durées.
Cette même tendance a été constatée dans des études
d’imagerie cérébrale où une contribution supérieure
de l’hémisphère droit dans les tâches de comparaison
de durée a été remarquée. *** La
compréhension du mécanisme de notre chronomètre mental est
très difficile parce qu’elle ne semble pas être localisée
dans un secteur unique du cerveau, comme peut l'être l'horloge centrale
du noyau suprachiasmatique, qui a des entrées claires situées dans
la vision et qui déclenche l'émission cyclique des hormones et des
comportements circadiens. Mais au fur et à mesure
que les données anatomo-fonctionnelles se sont accumulés, différents
modèles ont été proposés pour tenter d’expliquer
le mécanisme de notre chronomètre mental. Les circuits en boucle
qui relient le cortex aux ganglions de la base ont ainsi inspiré un modèle
de chronomètre où le calcul de la durée était déterminé
grâce au temps que prenait l’influx nerveux pour faire un tour dans
cette boucle. Il s’agissait donc d’une sorte de stimulateur biologique
indépendant qui émettait un "tic-tac" à chaque
fois qu’un cycle était complété dans la boucle. Mais
ce modèle, qui considère l’évaluation d’une durée
comme quelque chose que le cerveau calcule indépendamment et ajoute ensuite
à nos processus mentaux a été délaissé pour
d’autres où le calcul de la durée est intrinsèquement
lié à l’information de base en provenance des inputs sensoriels.
C’est ainsi que des chercheurs comme Warren H. Meck, de l’Université
Duke en Caroline du Nord, ont développé une nouvelle approche de
notre chronomètre mental basée sur la "détection de
coïncidences" des oscillations de l'activité neurale. L’utilisation
de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf)
a joué un grand rôle dans ces travaux. Elle a permis d’observer
avec plus de précision les structures cérébrales impliquées
dans l’évaluation des durées ainsi que la séquence
temporelle de leur activation. Ces techniques ont démontré
que ce sont les ganglions de la base qui sont activés en premier lieu lors
d’une tâche d'évaluation de durées. Et plus particulièrement
la région du striatum qui possède une population
de neurones richement interconnectés et recevant des signaux de nombreurses
autres parties du cerveau. Les dendrites de ces neurones sont couvertes de 10 000
à 30 000 épines dendritiques, chacune d’elle recevant
de l’information d’un neurone différent situé dans une
autre région du cerveau. C’est d’ailleurs l’un des rares
endroits dans le cerveau où l’on peut voir une telle convergence
de milliers de neurones sur des neurones uniques comme ceux du striatum. Le
modèle proposé par Meck et d’autres chercheurs part du fait
que les neurones du cortex ont des activités rythmiques très variées.
Ainsi, beaucoup font feu de 10 à 40 fois par seconde spontanément
sans recevoir aucune stimulation extérieure. Chacun de ces neurones
corticaux envoie donc des signaux aux dendrites des cellules du striatum qui intègre
cette « musique neuronale » particulière. Arrive
un événement particulier, par exemple le passage d’un feu
de circulation au jaune, et les neurones corticaux font feu simultanément.
Cela produit un « potentiel évoqué » caractéristique
quelques 300 millisecondes plus tard. Ce potentiel évoqué agit un
peu comme un coup de fusil de départ après lequel les neurones corticaux
reprennent leur activité oscillatoire désordonnée. Mais
parce que les neurones corticaux ont tous été mis en phase par l’événement
d’intérêt, la reprise de leur fréquence oscillatoire
naturelle provoque chez les neurones du striatum vers lesquels ils convergent
un pattern typique et reproductible dont la forme varie avec le temps qui s’écoule.
C’est donc ce pattern singulier du temps qui passe après un événement
particulier que les neurones du striatum utiliseraient pour mesurer le temps
écoulé. Retenir la durée d’un événement,
comme par exemple l’intervalle de temps où un feu de circulation
est au jaune, nécessiterait ensuite la contribution d’une autre structure
cérébrale, la substance noire, souvent associée
aux ganglions de la base. Celle-ci enverrait une décharge du neurotransmetteur
dopamine suite à l’événement qui détermine la
fin de l’intervalle (le passage du feu au rouge dans notre exemple). Cet
afflux soudain de dopamine permettrait aux neurones du striatum de retenir le
pattern d’oscillations reçu à cet instant précis. Un
peu comme une photo qui leur permettrait par la suite d’identifier un pattern
semblable, et donc une durée équivalente. Car c’est bien ce
que postule cette hypothèse, que chaque instant après le début
de l’intervalle a une signature qui lui est propre. Quand un neurone
du striatum connaît ainsi la signature oscillatoire associée à
la durée d’un événement particulier, quelque chose
de différent se produira la prochaine fois que cet événement
surviendra : une décharge de dopamine en provenance de la substance
noire au début, et non à la fin, du potentiel évoqué
des neurones corticaux associé au commencement de l’événement.
Cet afflux de dopamine indiquerait aux neurones du striatum de commencer à
analyser les patterns oscillatoires qui leur parviennent jusqu’à
ce qu’il reconnaisse le pattern correspondant à la fin de la durée
de l’événement. À ce moment précis, un
signal serait transmis du striatum au thalamus, qui communique
pour sa part avec le cortex et les fonctions dites supérieures
(mémoire, prise de décision, etc.). Le signal revient donc ainsi
au cortex après son passage dans le striatum, mais cette fois-ci le cerveau
sait combien de temps il lui reste avant la fin de l’événement.
Dans le cas du feu de circulation, c’est alors que la personne peut décider
de continuer ou d’appliquer les freins. Le
rôle de la dopamine dans ce modèle de chronomètre
mental est appuyé par des expériences faites avec des gens qui produisent
moins de dopamine comme les personnes atteintes de la maladie de Parkinson. Celles-ci
sous-estiment en effet invariablement la durée des intervalles qu’on
leur demande d’évaluer. Leur performance se corrige toutefois partiellement
quand ces personnes sont traitées avec des médicaments qui augmentent
le taux de dopamine dans leur cerveau. À partir de la vingtaine,
les taux de dopamine ont aussi tendance à diminuer avec l’âge.
Cela pourrait contribuer au sentiment que le temps passe de plus en plus vite
en vieillissant. Le phénomène inverse semble aussi s’observer :
des substances comme la cocaïne augmentent la disponibilité de la
dopamine et provoque une accélération du chronomètre mental,
de sorte que le temps nous apparaît plus long. L’adrénaline
et d’autres hormones de stress accélèrent aussi le chronomètre
mental ce qui expliquerait pourquoi quelques secondes peuvent nous apparaître
interminables lors d’expériences désagréables. Enfin,
des états de concentration intense ou de grande émotion pourrait
inonder ce système ou tout simplement le contourner, créant des
moments où le temps semble suspendu ou ne pas exister du tout. Comme
les musiciens ou les athlètes le savent, ce chronomètre mental peut
être entraîné pour l’amener à avoir une plus grande
précision. Car sa précision chez le commun des mortels semble s’étendre
de 5 à 60 % de la véritable durée. Et la marge d’erreur
s’accroît avec la durée de l’intervalle. D’où
l’aide précieuse que nous fournit l’objet que nous portons
à notre poignet pour ne pas manquer nos rendez-vous… Inspiré
de : Times of Our Lives, By Karen Wright, Scientific American, September
2002.
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