Capsule outil : « Cellules grand-mère » ou décharges synchrones de neurones ?


Même si la reconnaissance des visages constitue un stimulus particulièrement adaptatif du point de vue de l’évolution, le fait que certaines cellules répondent spécifiquement à ce stimulus ne signifie pas nécessairement qu’il existe dans le cerveau des groupes de neurones qui traiteraient exclusivement les visages. Il est fort possible que ces neurones contribuent aussi au traitement d’autres types de stimuli.

Néanmoins, il est vrai que l’on observe une convergence de l’information visuelle tout au long des voies visuelles. Des cellules rétiniennes aux aires extrastriées, en passant par les cellules du CGL et du cortex visuel primaire, on assiste à une complexification des champs récepteurs des cellules qui intègrent de l’information visuelle de plus en plus complexe, jusqu’à des visages. Cette structure de traitement hiérarchisée soulève donc tout de même la question de l’existence possible d’un petit nombre de neurones non encore identifiés et dont l’activation pourrait correspondre à la perception d’objets spécifiques, voir uniques. La formule consacrée pour soulever cette question est de demander s’il pourrait exister dans notre cerveau des « cellules grand-mère ». En d’autres termes, des cellules très peu nombreuses qui auraient un champ récepteur si spécifique qu’elles ne répondraient qu’au visage de notre grand-mère.

Malgré le côté attrayant de cette hypothèse, plusieurs données ne plaident pas en ce sens. Des enregistrements cellulaires ont été faits dans de très nombreuses régions du cerveau de singe sans que des cellules spécifiques aux milliers d'individus ou d’objets que nous sommes susceptibles de rencontrer durant notre vie n’aient été découvertes. La règle dans le système nerveux semble plutôt être à la redondance et au caractère diffus de la prise en charge d’un stimulus. Les cellules qui paraissent sélectives pour une caractéristique donnée répondent aussi souvent plus faiblement à d’autres propriétés du stimulus. Il serait beaucoup trop risqué pour le système nerveux de dépendre d’une trop grande sélectivité. Un coup bien placé sur la tête qui endommagerait ces quelques cellules « grand-mère » et ça en serait fini de la reconnaissance de notre ancêtre…

La compréhension grandissante du système visuel montre plutôt une organisation en modules fonctionnels relativement indépendants les uns des autres. De plus, les aires supérieures de traitement de l’information retournent de l’information vers les aires inférieures, de sorte que l’information circule dans les deux sens entre les modules, et pas seulement vers le haut.

Un rôle possible pour ces circuits « réentrants » serait peut-être de faire correspondre les cartes visuelles des aires supérieures avec celles, plus précises, des aires inférieures. Car les champs visuels des aires supérieures étant généralement plus grands, ils ne sont pas aussi précis et détaillés que ceux que l’on retrouve dans les aires V1 et V2. La couleur attribuée par l’aire V4 à une région de l’espace située sur une table pourrait ainsi être attribuée plus spécifiquement au livre qui s’y trouve, par exemple.

À défaut de cellules “grand-mère”, la perception visuelle pourrait se faire à partir du traitement en parallèle que l’on retrouve dans les voies visuelles, des canaux M, P-IB et des taches, jusqu’aux différents modules des aires extrastriées. Comme le cerveau semble procéder à une certaine répartition du travail pour analyser les différentes composantes visuelles d’un objet, la perception pourrait surgir de l’association des diverses aires corticales répondant à l’objet en question. Mais comment s’effectuerait cette combinaison des différents attributs de l’objet pour nous donner l’image unifiée que nous en avons ? En se basant sur les nombreuses connexions horizontales présentes dans la couche III du cortex, connexions qui relient entre eux les neurones de différents modules, certains pensent que l’interaction entre modules activés par un même objet rendrait possible la perception de cet objet.

D’autres, comme Charles Gray et Wolf Singer pensent que la clé du problème de la liaison des différents modules de traitement en parallèle (en anglais, le « binding problem ») résiderait dans la décharge synchrone des populations de neurones présents dans des régions bien distinctes du cerveau. Gray et Singer ont en effet découvert en 1989 que des cellules du cortex visuel appartenant à plusieurs modules différents déchargeaient leurs potentiels d’action simultanément quand elles étaient activées par des parties d’un même objet.

La représentation mentale de notre grand-mère ne résiderait donc pas tant au niveau de quelques neurones spécialisés mais plutôt dans une large population de neurones distribués dans diverses aires corticales. La coopération fonctionnelle de neurones qui déchargeraient de façon synchrone pourraient alors constituer cette « colle » qui réunit en un tout cohérent ce que notre cerveau analyse en éléments distincts.

 


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